« Coopération réglementaire », nid à lobbys

Les accords de libre-échange créent pléthore de comités chargés de « faire converger » les réglementations nationales, en dehors de tout processus démocratique.

Erwan Manac'h  • 5 décembre 2018 abonné·es
« Coopération réglementaire », nid à lobbys
© photo : Cecilia Malmström, commissaire européenne au Commerce, avec Justin Trudeau, Premier ministre canadien, et sa femme, à Bruxelles, en 2016. crédit :nFRANCOIS LENOIR/AFP

Ils poussent comme des champignons. Des petits, spécialisés dans les vins et spiritueux ou les marchés publics ; de plus gros, qui brassent les grands thèmes. Plus ou moins opaques, plus ou moins influents. Les organes de coopération réglementaire édifiés dans le cadre des accords de libre-échange entre l’Union européenne (UE) et le Canada mettent autour d’une table les techniciens des deux rives pour tenter de trouver la meilleure harmonie pour les lois encadrant le commerce. Une intention louable en principe, notamment s’il s’agissait de coordonner les efforts en matière d’environnement et de santé publique, mais ces organes restent en réalité tendus vers un unique objectif : maximiser les échanges commerciaux en éliminant toute règle « inutile » qui leur ferait obstacle. C’est l’immixtion de l’industrie « aux tout premiers stades de l’élaboration de la réglementation. Un grand pas en avant pour façonner la mondialisation en fonction de ses intérêts », observe Stuart Trew, chercheur indépendant au Centre canadien des politiques alternatives.

Combien sont-ils ?

Entre le Forum de coopération réglementaire, le cœur du réacteur, et les comités thématiques, le Ceta crée 21 groupes de travail bilatéraux. Un Forum de coopération de la société civile a également été mis sur pied pour faire une place, au moins de façade, aux ONG et à la question environnementale. La plupart du temps, ces structures sont théoriquement volontaires. Rien n’oblige une partie à revoir ses lois nationales pour accéder à une demande de la partie adverse. Elles servent donc en théorie à « échanger les bonnes pratiques ». Sauf que le « comité mixte », coprésidé par le commissaire au Commerce de l’UE, peut prendre des décisions exécutoires. Le Ceta est d’ailleurs présenté comme un accord « vivant » : ses règles continuent de s’écrire au fil du temps, après la signature de l’accord. Et, à la lecture des comptes rendus disponibles sur le site de la Commission européenne (1), les discussions ressemblent plutôt à des négociations.

Quels thèmes sont abordés ?

La palette est extrêmement large, de l’égalité hommes-femmes aux taux de résidus de pesticides dans les produits importés. Mais les récriminations s’attaquent le plus souvent aux « doubles licences » et aux homologations coûteuses dont les multinationales ont besoin pour commercer d’une rive à l’autre de l’Atlantique. Un « fardeau administratif » qu’elles aimeraient alléger en faisant reconnaître en Europe les autorisations obtenues au Canada, et vice versa. « On a obtenu beaucoup avec le Ceta, maintenant il faut que ça devienne réel, lâche un entrepreneur. Il faut faire en sorte que les entreprises revoient leurs priorités et mettent le Canada dans leur stratégie. »

« Les parties s’engagent » à suivre les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre gravés dans le marbre par l’accord de Paris… Avant que les discussions n’enchaînent poliment sur les moyens d’intensifier les échanges commerciaux d’une rive à l’autre de l’Atlantique.

Le Canada s’impatiente au sujet de l’ouverture partielle du marché européen de la viande, « un objectif important pour l’industrie canadienne ». Il s’inquiète des velléités européennes de durcir ses lois sur les résidus de pesticides ou les médicaments à usage vétérinaire, qui auraient de « graves répercussions » sur ses exportations. Il demande également des efforts de l’Europe pour « lutter contre la désinformation », après les révélations qui ont entaché l’origine du blé produit sur son sol, qui coïncident avec la chute de ses exportations. Le 14 juin 2018, l’Agence canadienne d’inspection des aliments (Acia) a retrouvé du blé génétiquement modifié dans des échantillons provenant de l’Alberta.

Les parties prenantes doivent aussi envoyer à leurs pairs une copie de tout projet de réglementation et doivent les tenir informés « le plus tôt possible au cours du processus d’élaboration de la réglementation », selon les termes du Ceta (art. 21.4b). Autrement dit, grâce aux forums de coopération, « une entreprise peut obtenir de l’information sur un règlement de l’UE aux balbutiements de son élaboration et formuler des recommandations afin d’éliminer des obstacles inutiles au commerce », se réjouit le gouvernement canadien dans sa communication officielle(2).

Bref, la coopération réglementaire est un moyen de faire pression contre toute régulation du commerce. Ou, comme l’écrit le lobby canadien des céréaliers dans un document préparatoire confidentiel que Politis a pu consulter, « le forum peut être utilisé pour empêcher la politisation des décisions réglementaires ». Ou comment assumer pudiquement une volonté de confisquer tout débat sur les questions de santé publique.

Qui siège autour de la table ?

Les lobbys ne participent pas directement aux réunions, hormis quelques rencontres ouvertes à la société civile. Les sessions annuelles réunissent des représentants des administrations européennes et canadiennes, comme les ambassadeurs des États membres de l’UE. Le suivi régulier des dossiers, entre deux réunions, met en contact constant les fonctionnaires des deux parties.

Le travail des lobbys se révèle en revanche déterminant dans l’élaboration de l’ordre du jour. Ils sont mis à contribution par un « appel à propositions » et un travail constant d’influence. « Les entreprises n’ont pas besoin d’y aller directement, elles ont déjà suffisamment de relais, avec les chambres de commerce, les réseaux tissés au sein du pouvoir et les anciens politiques qui siègent à leurs conseils d’administration », décrypte Saidatou Dicko, professeure de gestion à Montréal et spécialiste des stratégies d’influence des entreprises canadiennes. Elle a notamment observé que plusieurs négociateurs canadiens du Ceta étaient également administrateurs de grandes entreprises. L’élite politique et économique constitue un seul et même groupe d’intérêt commun. « Cela devient extrêmement dangereux, car la population est à la merci de politiques conduites uniquement dans l’intérêt des entreprises, prévient-elle. L’économique a pris le pas sur le politique. »

Que deviennent les règles qui y sont discutées ?

Les vingt-cinq années de coopération en Amérique du Nord ont montré que cette méthode « sert de justification à une réglementation généralisée favorable aux entreprises », estime Stuart Trew, du Canadian Centre for Policy Alternatives. Concrètement, l’Amérique du Nord s’est convertie à l’« auto-inspection » de l’industrie par le biais de la coopération réglementaire, ce qui a entraîné une forte baisse du nombre d’inspecteurs publics. « Cela a contribué à l’apparition d’épidémies dangereuses et de maladies d’origine alimentaire, s’alarme Stuart Trew, et la décision du Canada d’aligner ses règles de sécurité ferroviaire sur celles des États-Unis, avec des équipes composées d’une seule personne, a contribué à l’explosion meurtrière [47 morts] d’un train transportant du pétrole brut de Bakken [une formation géologique riche en hydrocarbure] à Lac-Mégantic, au Québec, en 2013. »

Le bilan de cette coopération est aussi sonnant et trébuchant, à la ligne des marges bénéficiaires des multinationales. « C’est incompatible avec une volonté de société durable », tranche Stuart Trew. En dépit des engagements verbaux sur les objectifs climatiques.

(1) https://bit.ly/2KGRd34

(2) www.international.gc.ca, « Nafta to Ceta : Corporate lobbying through the back door », Stuart Trew, Canadian Centre for Policy Alternatives.

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