Les Khméricains, retour en terre inconnue

Chaque année, après une condamnation en justice, des dizaines de Cambodgiens réfugiés aux États-Unis sont expulsés sur la terre de leurs ancêtres. Un pays étranger pour la plupart d’entre eux.

Lena Bjurström  • 19 décembre 2018 abonné·es
Les Khméricains, retour en terre inconnue
© photo : Molly, 36 ans, condamnée en 2008 pour possession de marijuana, a été expulsée en 2017, laissant trois enfants derrière elle. crédit : Christopher Chriv

À Phnom Penh, le mois d’août est particulièrement étouffant. Chaleur et humidité abrutissent les sens, et la circulation soulève des nuages de poussière qui, immédiatement, se collent à la peau. « Je n’arrive pas à me faire à ce temps, soupire Molly. Mais j’imagine que je finirai par m’y habituer. De toute façon, je n’ai pas le choix. À présent, c’est ici que je dois vivre. » En avril, elle a quitté sa vie aux États-Unis pour venir ici, sur la terre de ses ancêtres. Un départ contraint et forcé.

Molly est l’une de ceux que l’on surnomme les « Khméricains ». Leurs parents ont fui le Cambodge et les Khmers rouges à la fin des années 1970 pour se réfugier aux États-Unis. Eux font le trajet inverse, bannis sur une terre qu’on dit la leur, mais qu’ils ne connaissent pas, ou peu. Nés au Cambodge ou dans les camps de réfugiés de Thaïlande, ils ont vécu toute leur existence aux États-Unis, leur patrie de cœur. Car leurs parents n’ont jamais demandé la naturalisation américaine pour leur famille, trop occupés à se créer une nouvelle vie. Et eux n’ont jamais songé que le statut de résident permanent puisse leur être retiré.

Mais, depuis 2002, un accord passé avec Phnom Penh permet aux États-Unis d’expulser vers leur pays d’origine des Cambodgiens condamnés par la justice américaine, une fois leur peine purgée. Environ 700 l’ont déjà été. Des expulsions qui se sont multipliées depuis l’élection de Donald Trump, qui n’a jamais fait mystère de sa volonté de se débarrasser des « criminels étrangers ».

Ces « Khméricains » ne sont certes pas des enfants de chœur. Tous sont passés par la case prison à un moment ou à un autre. Mais, aux États-Unis, la liste des condamnations pouvant conduire à une expulsion est longue. Des crimes les plus graves – homicide, viol et agression sexuelle, proxénétisme, trafics – aux faits de délinquance couverts par la large notion de « crime violent ». Mais également toute violation de la loi fédérale ou locale sur les drogues, soit, dans certains États, toute possession supérieure à 30 grammes de marijuana.

Seules les autorités cambodgiennes sont informées des condamnations, ainsi que la Khmer Vulnerability Aid Organization (KVAO), une ONG de Phnom Penh s’occupant de l’accueil et de l’intégration des expulsés. Quand ils arrivent au Cambodge, leur peine est parfois loin derrière eux. « Certains sont arrêtés par l’immigration juste après leur sortie de prison, mais d’autres ont purgé leur peine des années plus tôt, détaille Sonec Tan, responsable de la KVAO. Ils sont sortis, se sont recréé une vie, ont fondé une famille, acheté une maison, payé leurs impôts, comme tout un chacun. Et, un jour, ils sont expulsés. » Pour eux, cet exil est un brutal déchirement.

Molly, l’une des très rares femmes dans cette situation (une dizaine depuis 2002), est arrivée à Phnom Penh cinq mois plus tôt. Elle se rappelle encore la nausée qu’elle a ressentie en débarquant sur le tarmac. « C’était comme si la réalité me frappait soudain violemment à l’estomac, me disant :“Voilà, t’es au Cambodge maintenant, et c’est pour toujours” », se souvient-elle. À 36 ans, elle n’avait jamais mis les pieds sur le sol cambodgien : « Je suis née dans un camp de réfugiés en Thaïlande. J’avais deux ans quand je suis arrivée aux États-Unis, c’est là que j’ai vécu toute ma vie ! » Sans être pour autant de nationalité américaine. Réfugiée, Molly ne s’est jamais vraiment inquiétée de la fragilité de sa carte verte (green card), son statut de résidente permanente. Jusqu’à son arrestation en 2017 par l’immigration américaine comme ancienne condamnée. Son crime d’origine ? Possession de marijuana, dit-elle : « C’était en 2008. À l’époque, j’étais une mère célibataire, c’était difficile. En échange d’un peu d’argent, j’ai accepté de garder le stock d’un ami. C’était une erreur, je me dis aujourd’hui qu’on m’a piégée. » Et dans l’État de Virginie, où la législation sur les drogues est très sévère, cette « erreur » lui vaut une condamnation à cinq ans de prison, dont 24 mois ferme.

Molly sort en 2010. Elle retrouve ses trois enfants, rencontre quelqu’un, refait sa vie. « J’ai monté une petite compagnie de peinture en bâtiment. Je commençais tout juste à en tirer un bon revenu, assez pour acheter une maison l’année dernière. » Mais, le 5 octobre 2017, les agents de l’immigration américaine se présentent à son travail et l’emmènent dans un centre de rétention. Sept mois plus tard, elle embarque dans un avion à destination du Cambodge avec 43 autres exilés. Quelques jours avant, elle croyait encore pouvoir obtenir sa libération : « On m’a expulsée du jour au lendemain. J’étais en train de monter un dossier de recours avec mon avocat. Et je me suis retrouvée dans l’avion. » L’exil est d’autant plus difficile qu’elle n’a pas eu le temps de mettre ses affaires en ordre, dit-elle : « J’aurais voulu avoir le temps de rassembler ma famille pour lui dire au revoir, et puis m’organiser, vendre la maison et l’entreprise pour avoir un peu d’argent et commencer une nouvelle vie au Cambodge dans des conditions que j’aurais choisies. »

Sreang, 51 ans, a dû laisser derrière lui sa femme et ses trois enfants, le plus jeune âgé de 11 mois. « J’essaie d’être fort, mais j’ai le sentiment que ma vie s’est brisée », dit-il. Arrivé au Cambodge en même temps que Molly, il était libre depuis 2012 après avoir purgé trois ans de prison pour des faits de violence sur lesquels il reste évasif (« J’ai fait de mauvaises choses avec de mauvaises personnes »). Du Cambodge, il ne lui restait que des cauchemars : les souvenirs de la guerre qu’il a fuie avec ses parents quand il avait 8 ans. « Ce n’est pas mon pays. Je n’ai plus rien ici ! s’exclame-t-il. Mon seul contact est une amie de ma mère d’avant la guerre, qui a 81 ans. Je parle un peu le khmer, mais je ne le lis pas. Ce n’est pas chez moi. »

Sonec Tan résume : « Quand ils arrivent, ils sont en terre étrangère, perdus. Tout en eux est américain. Le choc culturel est très important. » Créée en 2004, la KVAO a ouvert un centre d’hébergement en banlieue de Phnom Penh pour accueillir les nouveaux arrivants au cours des premiers mois et les guider dans leur nouvelle vie. « Nous les aidons dans leurs démarches administratives, dans la recherche d’un emploi, explique Sonec Tan. Mais notre travail est aussi de les aider à surmonter leur situation, à l’accepter et à s’intégrer. »

Plusieurs employés de l’association sont eux-mêmes d’anciens « déportés ». Au fil des années, les Khméricains ont également organisé un réseau d’entraide et de partage autour de l’association 1loveCambodia, qui emmène les nouveaux arrivants faire du tourisme ou tout simplement boire un verre. L’enjeu : lutter contre l’isolement.

Car, si nombre d’entre eux ont une famille aux États-Unis, celle-ci les rejoint rarement. Un choix des exilés eux-mêmes, parfois. « Je peux accepter cette vie, ici, pour moi, mais je ne peux pas l’imposer à mes enfants », déclare Molly. Ceux-ci vivent désormais avec leur père, elle espère recevoir leur visite un jour. Et se construire une bonne vie au Cambodge. Sa première victoire : avoir trouvé un appartement grâce à l’argent d’un premier emploi. « C’est un tout petit espace, mais c’est le mien. Et c’est un début, dit-elle. Maintenant, je peux rester à pleurer ou je peux agir. La vie est ce qu’on en fait. » Sreang, lui, refuse de se résigner : « Je ne devrais pas être ici, je n’ai pas mérité ça. Je veux être avec ma famille, et je ne peux pas imaginer ma vie dans ce pays. » Et s’il cherche un travail, ce n’est que pour avoir les moyens d’engager un avocat, pour rouvrir son dossier et négocier son retour aux États-Unis.

Cent dix-neuf Cambodgiens américains ont été envoyés à Phnom Penh en 2018, contre quelques dizaines par an jusqu’à présent. Deux cents autres pourraient arriver en 2019. Depuis l’élection de Donald Trump, plusieurs organisations de défense des droits humains, comme Human Rights Watch, ont noté une accélération des déportations de résidents de longue date, au nombre desquels de nombreux réfugiés. Ces deux dernières années, l’administration américaine a également accentué la pression sur les pays qui refusent encore d’admettre les exilés sur leur territoire, comme le Laos, la Birmanie, la Sierra Leone ou encore le Vietnam.

Sur les quelque 700 Khméricains exilés au Cambodge depuis 2002, tous ne s’en sont pas sortis. Dix-sept sont aujourd’hui en prison, certains se sont suicidés. D’autres ont disparu dans les rues. « Mais ceux-là représentent une infime minorité au regard de tous ceux qui ont reconstruit leur vie », note Bill Herod, porte-parole de la KVAO. Grâce à leur maîtrise de l’anglais, certains ont obtenu des postes à responsabilités dans le commerce ou travaillent pour des ONG. D’autres ont monté leur propre organisation, comme Tuy Sobil, à la tête d’une association d’éducation populaire autour du hip-hop pour les enfants défavorisés de Phnom Penh. Une majorité sont enseignants. « L’exil et le sentiment d’injustice qui l’accompagne sont difficiles à accepter, mais la plupart d’entre eux finissent par s’adapter et s’intégrer », assure Bill Herod. Ils n’ont pas le choix. Si la loi américaine permet en théorie de lever une interdiction de territoire, aucun Khméricain n’a jamais pu rentrer au pays.

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