Oh les sales bêtes !

Avec ses présences animales spectaculaires en déchets récupérés, Bordalo II interpelle sur la surconsommation. Rencontre avec un street artiste éco-activiste, frappeur et frappant.

Ingrid Merckx  • 23 janvier 2019 abonné·es
Oh les sales bêtes !
photo : Lapin recyclé, à Vila Nova de Gaia, Portugal (juin 2017).
© Bordalo

Artur Bordalo tient un bout de tuyau jaune. « Je l’ai ramassé en arrivant… » Les autres déchets, morceaux de plastique, panneaux de bois, filets de pêche, cordes et jouets en tas autour de lui dans cet entrepôt de 700 m², il les a rapportés pour l’exposition. Il a déjà montré son travail dans plusieurs villes, dont San Francisco et Lisbonne. À Paris, son castor de huit mètres accroché rue du Chevaleret a marqué les rétines en mai 2017. Mais ­Bordalo II n’avait encore jamais réuni en France plusieurs de ses œuvres dans un espace dédié.

L’événement qui ouvre le 26 janvier s’intitule « Accord de Paris ». Ce nom, qui pourrait renvoyer à ses polychromies, épingle surtout l’accord bafoué sur le climat. Pas un hasard si Bordalo II (le premier était son grand-père) a choisi l’Hexagone pour lancer une « exposition manifeste ».

« Les jeunes générations ont intégré le recyclage. Quand j’étais petit, ça n’était qu’un objectif, remarque cet artiste lisboète né en 1987. Mais c’est devenu un minimum. Il faut certes poursuivre, mais passer à l’étape suivante : réduire notre consommation. » Street artiste passés par les Beaux-Arts, auteur d’une série « trash animals » en ordures récupérées, il s’inscrit dans une forme d’éco-activisme.

© Politis

S’il est désormais invité par des villes ou des mécènes à créer des œuvres sur des façades, Bordalo II a commencé sans autorisation. « J’ai fait mes premiers graffitis à 11 ans. Aujourd’hui, je suis sollicité pour des installations. Mais je me sens libre de créer une pièce où l’envie me prend. » Et pas qu’en ville : son pélican niché sur le flanc d’une épave de cargo compte peut-être parmi ses œuvres les plus spectaculaires. La première tempête a fait s’échouer l’oiseau géant sur la plage. Mais l’éphémère fait partie du jeu : son castor parisien a été détruit avec l’immeuble qui le portait. Le renversement des regards aussi : à Las Vegas, il a installé un pingouin. L’idée lui a plu de dresser cette victime de la fonte des glaces dans une ville en surchauffe.

Dans son survêtement gris dont il pince une des jambes en grimaçant qu’il est l’œuvre d’enfants chinois exploités, l’artiste tient un discours construit sur la « plastic planet » et la responsabilité dont il se sent investi. « Dans les rues, les glaneurs récupèrent les métaux. Avec mon équipe, nous sommes les seuls à nous intéresser au plastique. C’est le matériau dont personne ne veut plus. Le bout de la chaîne. » Lui ramasse entasse, recycle, transforme : « Je fabrique des animaux à partir de ce qui les tue. Et pas seulement pour faire du beau. »

Des présences animales géantes surgissent ainsi dans des univers où elles sont étrangères. Des têtes réalistes aux expressions fantastiques, une explosion de couleurs, une expressivité recréée avec des lamelles reproduisant un pli de peau, une moustache… Bordalo part de photos. Découpe les matières, les assemble au sol, forme des reliefs et fixe. Certaines séries ont des teintes proches du naturel. D’autres sont plus bariolées. Parfois le plastique a tout mangé.

« Certains éléments sont peints pour intégrer des contrastes », explique-t-il en frôlant le museau d’un lion de 1,5 mètre. Il retourne une pièce plus petite : dans un tiroir, une saynète à deux personnages apparaît. Un homme des cavernes sur un monticule végétal et un homme d’affaires sur un monceau d’ordures s’apprêtent à conclure un deal. Ils ouvrent des yeux exorbités, comme ceux des animaux de Bordalo, qui font jaillir une inquiétude derrière les parures de carnaval.

Ici, une tête d’éléphant fait pendre une trompe qui se termine par un casque de chantier. Là, une ourse format baleine est sculptée jusqu’à l’abdomen. Plus loin, un crocodile cache une langue en plastiques assemblés. Soudain, une minuscule araignée vivante s’échappe de son crâne. Drôle de clin d’œil… Drôle de clin d’oeil… Toutes les œuvres sont en vente, indique la responsable de la galerie Mathgoth, qui a tiré les ficelles du projet Accord de Paris. Bordalo II, accroupi, tire un long fil de fer : il s’apprête à installer une chouette dehors, vers l’ancienne gare Masséna, à l’angle des rues Regnault et Louise-Bourgeois. Comme une apparition. Un signal.

Accord de Paris, Bordalo II, avec la Galerie Mathgoth, 10-12 avenue de France, 75013 Paris. Du 26 janvier au 2 mars.

Culture
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