Zone à défendre

Au confluent du rock et de la musique arabe, avec une très grande liberté, le duo Interzone sort son splendide quatrième album, Kan Ya Ma Kan.

Jérôme Provençal  • 29 janvier 2019 abonné·es
Zone à défendre
© photo : Serge Teyssot-Gay et Khaled Aljaramani. crédit : EarFish

Depuis la fin de Noir Désir, Serge ­Teyssot-Gay – qui fut le guitariste et l’un des piliers du groupe bordelais au sombre destin – se livre (hyper) activement à une palpitante quête musicale, excédant de loin le périmètre du rock. Parmi ses multiples projets, menés en solo ou en collaboration avec d’autres musiciens ou écrivains (ou avec le peintre Paul Bloas), Interzone occupe une place de choix. Unissant Serge Teyssot-Gay avec l’oudiste et chanteur syrien Khaled Aljaramani, ce duo développe depuis plus de quinze ans un langage musical fondé sur l’interpénétration de deux univers différents, a priori très éloignés l’un de l’autre : le rock et la musique traditionnelle arabe.

« Notre musique s’est forgée sur un principe de mise en partage équitable, explique Serge Teyssot-Gay. Nos deux premiers albums ont été composés de la même façon : à tour de rôle, chacun de nous proposait un thème, à partir duquel nous construisions un morceau. C’était vraiment une question de politesse entre nous. Nous étions tous les deux curieux de voir ce que nous pouvions tenter ensemble comme expériences. »

La rencontre initiale a lieu en avril 2002 à Damas, Noir Désir venant y jouer dans le cadre d’une tournée au Moyen-Orient. Au cours d’une soirée organisée à cette occasion chez Sylvain Fourcassié, alors directeur du Centre culturel français de Damas (1), Serge Teyssot-Gay assiste à un concert de Khaled Aljaramani et ce qu’il entend le subjugue. Un an et demi plus tard, en octobre 2003, les deux hommes ont l’occasion de faire de la musique ensemble pour la première fois, à la faveur d’une brève résidence. Révélant une entente profonde, à la fois spontanée et durable, tant sur le plan humain que sur le plan musical, cette expérience va ouvrir une période d’intense collaboration.

« Nous avons joué ensemble quatre soirs, en interprétant chaque fois un morceau différent, se souvient Serge Teyssot-Gay. À l’issue de cette résidence, j’ai demandé à Khaled s’il avait une envie particulière par rapport à ce duo, et il m’a répondu qu’il aimerait bien jouer une fois dans sa vie en Europe. J’ai pu le faire venir quelques mois après pour deux concerts à Mains d’œuvres, à Saint-Ouen, la ville où j’habite. En amont, nous nous sommes retrouvés pendant cinq soirs et nous avons créé cinq nouveaux morceaux. Après les concerts, tout s’est enchaîné très simplement : un label (Barclay) nous a proposé de sortir un album, et un tourneur (Alias) d’organiser une tournée. »

Plutôt nerveux, et même orageux par moments, le premier album – simplement intitulé Inter­zone – sort en 2005 et s’accompagne de nombreux concerts. Lui succède en 2007 Deuxième Jour, album vibrant à l’atmosphère très électrique. Composé en Syrie durant dix jours, à raison d’un morceau par jour, il a été enregistré avec le concours de plusieurs autres musiciens. Après Deuxième Jour, Serge Teyssot-Gay et Khaled Aljaramani éprouvent le besoin de faire une pause, de prendre du temps pour laisser évoluer leur musique, sachant que l’histoire reprendra son cours tôt ou tard.

En 2011, fuyant la guerre dans son pays, le musicien syrien vient s’installer à Paris, d’abord à la Cité des arts, le temps de structurer sa nouvelle vie. Sa femme et ses enfants peuvent le rejoindre en 2013, année qui voit par ailleurs la parution du troisième album ­d’Interzone, le lumineux Waiting for The Spring. Élaboré sur plusieurs mois, il traduit une évolution vers une musique moins tendue, plus retenue mais tout aussi ­(é) mouvante et envoûtante.

« Une fois Khaled installé en France, nous avons recommencé à faire de la musique ensemble en ayant beaucoup plus de temps à disposition, ce qui nous a conduits à travailler différemment, plus tranquillement, sans aucune pression, précise Serge Teyssot-Gay. Depuis Waiting for The Spring, notre musique prend forme de façon plus naturelle, instinctive : tout se mélange avec une grande fluidité. » Après cet album, le duo entre de nouveau en pause, chacun étant mobilisé sur plusieurs autres fronts musicaux et ressentant le besoin de prendre de la distance vis-à-vis d’Interzone pour redonner du souffle au projet.

Arrive à présent Kan Ya Ma Kan, quatrième album de toute beauté, dont la conception a duré dix-huit jours répartis sur six mois. Dans le prolongement du précédent, il irradie d’une ardente mélancolie au gré de neuf obsédants morceaux – instrumentaux ou chantés – aussi amples que dépouillés, parmi lesquels un superbe hommage à Erik Satie. Sur l’ensemble plane souvent l’ombre de la magnétique musique composée par Neil Young pour le Dead Man de Jim Jarmusch. À l’image de son titre, expression arabe qui peut se traduire par « Il était une fois », cet album puissamment suggestif ouvre grand le champ des possibles et reflète toute l’atypique fertilité d’Interzone.

« Nous vivons dans un monde de plus en plus standardisé, la diversité y est grandement menacée, constate Serge Teyssot-Gay. Avec nos moyens de musiciens, aussi limités soient-ils, nous essayons de résister à cette uniformisation, d’apporter quelque chose de singulier, non formaté. »

Empruntant son nom à la contrée imaginaire, en voie de déliquescence paranoïaque avancée, que William Burroughs fait surgir dans Le Festin nu, Interzone en offre une vision inversée, positive : une terra incognita qui s’invente et se réinvente dans une relation de confiance totale, au sein de laquelle chaque protagoniste peut librement agir et s’exprimer. Une zone intermédiaire, hors normes et hors contrôle, qu’il importe plus que jamais de cultiver et d’aimer.

(1) Également écrivain, il est notamment l’auteur du roman Les Assassins de Durruti (Verticales, 1998).

Kan Ya Ma Kan – 4e jour, Intervalle Triton/L’Autre Distribution.

Concerts : 31 janvier à Strasbourg (67), 1er février à Rillieux-la-Pape (69), 2 février à Pont-du-Château (63), 8 février à Mordelles (35), 19 février à Vitry-sur-Seine (94). Voir tournée sur www.sergeteyssot-gay.fr

Musique
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