Aux sources de l’ESS, le mouvement social

Des sociétés de secours mutuel du XVIIIe siècle aux Scop de luttes, retour sur une histoire d’innovation et d’émancipation.

Jean-Philippe Milesy  • 14 février 2019 abonné·es
Aux sources de l’ESS, le mouvement social
© photo : Eugène Varlin a créé en 1868 le premier restaurant coopératif. crédit : archive AFP

Si l’on excepte les « œuvres », cette économie des charités religieuses et de la philanthropie, l’ESS est essentiellement issue du mouvement social. Défiant la très libérale loi Le Chapelier (1791), qui prohibait toute forme de société civile organisée, ce sont des victimes des violences sociales de la première révolution industrielle qui portent les premières initiatives, qu’il s’agisse des sociétés de secours mutuel, des associations ouvrières de production ou des coopératives de consommation ; ce sont des petits producteurs ruraux qui créent les premières caisses locales de crédit.

Beaucoup de ceux qui animent ces structures sont aussi des militants de la cause de l’émancipation. Proudhoniens, fouriéristes, marxistes ou anarchistes assurent une dialectique entre mouvement des idées et initiatives économiques et sociales. L’innovation est partout pour faire face aux besoins du temps.

Le Crédit au travail est la première banque au service des associations de production (aujourd’hui les Scop) ; parmi ses créateurs : Élie Reclus, frère d’Élisée et ami de Bakounine. La Marmite est exemplaire à bien des égards. Ce premier restaurant coopératif est créé en 1868 par des militants de la mutuelle ouvrière des relieurs parisiens, en premier lieu Eugène Varlin, qui sera un dirigeant de la Commune. La Marmite offre une restauration méridienne à prix modérés, accessible aux travailleurs de la capitale, intégrant hygiène et diététique ; elle se fournit auprès de petits maraîchers et met en œuvre une centrale d’achats. Propriété collective, démocratie interne, innovation économique, cette entreprise compte à la veille de 1870 plusieurs milliers d’adhérents et plusieurs établissements.

Quand Fernand Pelloutier pense ses « Bourses du travail », elles sont à la fois des lieux syndicaux et des maisons d’économie sociale ; s’y retrouvent mutuelles ouvrières, coopératives de production et de consommation, associations d’éducation populaire : tout le mouvement social du temps sous le même toit.

En France, les courants dominants du mouvement ouvrier, syndicats, partis, organisations anarchistes, négligeront cette conjonction, ayant de l’économie sociale la vision d’une dérive par rapport au sujet majeur : la révolution et la prise de l’État pour les uns, la grève générale pour d’autres. Néanmoins, ce sont des syndicalistes et des politiques engagés qui se retrouveront à l’initiative dans l’émergence de nouvelles entreprises d’économie sociale. Il faut lire Émile Proust, instituteur et syndicaliste, fondateur de la Maaif (actuelle Maif), tonnant contre le capital et l’État-patron. Il faut se souvenir des « métallos » parisiens jetant les bases de l’Union fraternelle, qui porte de nombreuses réalisations mutualistes, dont la clinique des Bluets à Paris. S’en inspirant, Louis Calisti, militant CGT et communiste, retrouve les ressorts des mutuelles ouvrières, couvre les Bouches-du-Rhône de dispensaires et de centres de santé et jette les bases, avec la CGT, de la Fédération nationale des mutuelles de travailleurs. Georges Rino, syndicaliste FO, crée de toutes pièces en 1964 ce qui deviendra le groupe Chèque-Déjeuner, leader de sa branche aux ramifications européennes et au-delà.

Alors qu’aujourd’hui beaucoup sont à la recherche d’alternatives, il est paradoxal de constater que syndicalistes et politiques s’impliquent si peu dans ou avec l’ESS. Les engagements des rocardiens de la « deuxième gauche » sont loin. Parmi les figures politiques, Benoît Hamon est l’un des rares, avec peut-être André Chassaigne, qui aient porté une parole forte, lors des débats autour de la loi ESS ; parmi les syndicalistes, ce sont des militants d’entreprise qui portent les Scop de luttes, sans entraîner une réflexion au sein des confédérations.

En revanche, l’ESS trouve sa place dans la très riche littérature critique de gauche. Ainsi, dans Capitalexit ou catastrophes (1), Jean et Lucien Sève relèvent que les formes de l’ESS s’inscrivent pleinement dans la perspective très jaurésienne de « réformisme révolutionnaire » qu’ils cherchent à définir. Il appartient donc aux militants ESS de provoquer le débat sur les engagements solidaires, démocratiques et environnementaux qui sont les leurs.

(1) Éd. La Dispute, 2018.

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