Le temps de toutes les confusions

C’est donc évidemment misère et consternation de voir l’antisionisme convoqué par des antisémites, et d’entendre le mot « sioniste », affublé d’autres ignominies, aboyé comme une insulte.

Denis Sieffert  • 19 février 2019
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Le temps de toutes les confusions
© Crédit photo : Estelle Ruiz / NurPhoto

L’homme qu’il serait urgent de célébrer aujourd’hui s’appelait Stéphane Hessel. Il nous a quittés en 2013. L’a-t-on déjà oublié ? Il avait écrit un petit manifeste dont le titre vibrait comme un injonction à espérer et à combattre : Indignez-vous ! Une fois encore, peut-être plus que jamais, suivre son conseil est une nécessité. L’agression dont a été victime Alain Finkielkraut, le 16 février, en marge d’une manifestation de gilets jaunes, appelle une indignation qui devrait être unanime. Venant après le « Juden » tracé sur une vitrine, et la croix gammée sur le visage de Simone Veil (nous en parlions ici la semaine dernière), l’affaire dit trop de notre époque pour que nous détournions le regard. Nous savons ce que ces mots et ces symboles rappellent et ce qu’ils peuvent annoncer.

Si j’évoque en ces circonstances la mémoire de Stéphane Hessel, ce n’est évidemment pas par hasard, ni non plus pour adhérer à tous ses propos. Ce rescapé des camps nazis avait assez connu l’antisémitisme pour n’en tolérer aucune manifestation, ni franche ni insidieuse. Mais il se trouve qu’au nom de la même philosophie humaniste, il s’était engagé pour le droit des Palestiniens à un État, et contre la politique coloniale et discriminatoire des gouvernements israéliens. Son antiracisme ne connaissait ni frontières ni restrictions. C’est cette cohérence que revendiquent aujourd’hui beaucoup de ceux qui se réclament de l’antisionisme, sans remettre en cause l’existence d’Israël, comme on leur en prête souvent le dessein, et sans accepter non plus de renoncer à la logique d’un combat pour les droits humains, qui devrait être aussi une logique juive.

C’est donc évidemment misère et consternation de voir l’antisionisme convoqué par des antisémites, et d’entendre le mot « sioniste », affublé d’autres ignominies, aboyé comme une insulte. Je précise qu’en ces temps de confusion j’ai choisi pour ma part de faire un usage modéré du mot, préférant me définir comme anticolonialiste (on interdira peut-être un jour l’anticolonialisme ?). Mais je trouverais scandaleux que l’on veuille interdire l’antisionisme par une loi ou par l’intimidation. Et que l’on pratique l’amalgame au nom de la lutte contre l’antisémitisme.

C’est hélas ce que fait le président de la République quand il affirme sans nuances que « l’antisionisme est la forme renouvelée de l’antisémitisme ». Et c’est ce qu’il fait – et c’est peut-être pire encore – quand il invite Benyamin Netanyahou à commémorer les victimes de la rafle du Vél’ d’Hiv’. Fallait-il, avec tant de désinvolture, introniser le Premier ministre d’un gouvernement de colons, auteur d’une loi ultranationaliste qui vient de biffer toute référence à la démocratie, comme un représentant de la communauté juive ? Cela, au risque de commettre le même amalgame que les antisémites. Il n’est pas difficile de comprendre que « sionisme » n’a évidemment pas le même sens selon qu’il est craché avec un accent de haine sur Alain Finkielkraut dans une rue de Paris, ou prononcé dans un discours qui puise dans l’histoire et la complexité de ce mouvement. La confusion ne devrait pas être entretenue par un président de la République, pas même pour plaire lors d’un dîner du Crif à un auditoire essentiellement préoccupé par le soutien à M. Netanyahou.

Indignons-nous, donc. En vérité, nous y sommes invités de toutes parts. Mais à condition, nous dit-on, que notre indignation ne soit suivie d’aucun « mais ». Tout juste d’un silence profond et définitif. Surtout pas un mot sur Finkielkraut. Pas un rappel de ces propos les plus controversés sur le « grand remplacement » ou les enfants de Gaza que l’on « met au monde continûment », « production effrénée d’hommes surnuméraires ». Le dire aujourd’hui affaiblirait le combat contre l’antisémitisme. Ne serait-ce pas, au contraire, le taire qui affaiblirait ce combat ? Car Finkielkraut n’est pas Simone Veil. Il profère parfois des horreurs. Il faut le dire, précisément pour mieux réaffirmer que même dans ses excès de langage, il doit être critiqué, et combattu sur le seul terrain des idées. Et que ses sottises d’intellectuel engagé ne sont pas des sottises « juives » ni même « sionistes ». Ce sont les manifestations de peur d’un homme effrayé par les mouvements de populations qui sont la marque de notre époque. On peut même le trouver parfois intelligent dans ses analyses, et émouvant – j’ose confesser ici cette faiblesse qui me sera reprochée – dans son désarroi et sa quête désespérée du passé.

Accessoirement, ajoutons que les antisémites de samedi dernier auront aussi servi la cause de ceux qui veulent discréditer le mouvement des gilets jaunes, guettent leur épuisement, et rêvent d’effacer la moindre trace de leur message social. Mais l’essentiel aujourd’hui est ailleurs. Et pour cet essentiel, nous étions nombreux mardi soir à manifester, et à nous indigner.

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Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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