Migrants : Face au mur de la Manche

À Ouistreham, une centaine d’hommes, la plupart soudanais, tentent chaque jour de monter dans les camions qui prennent les ferrys pour l’Angleterre, but de leur odyssée. Reportage.

Romain Haillard  • 13 mars 2019
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Tintements de couverts. Le premier service se termine dans un restaurant du port de Ouistreham en ce week-end de mars. Des clients finissent leur café, règlent l’addition et se dirigent vers la sortie. Une fois dehors, à quelques mètres d’eux, ils voient de jeunes Soudanais poursuivre un camion de marchandises. En deux temps trois mouvements, les portes arrière du véhicule immatriculé au Royaume-Uni s’ouvrent. Coups de klaxon, embardée et éclats de rire : personne ne montera dans celui-là. Le poids lourd rejoindra sans nouveaux passagers le troisième et dernier ferry de la journée, direction Portsmouth. Ce drôle de manège est devenu banal dans cette petite station balnéaire normande muée en frontière hermétique.

« Ici, c’est un trou à rats. Plus personne ne passe », peste Nelly Quetel. La sexagénaire aux yeux bleus fait partie du Camo, le Collectif d’aide aux migrants de Ouistreham. Avec d’autres bénévoles du réseau, elle héberge des Soudanais pour la nuit. Parmi eux, Bitter*. Tiré du lit par les premiers rayons du soleil, le jeune homme s’installe péniblement sur une chaise et raconte son odyssée. Trois années dans les prisons libyennes, deux mois à batailler avec la frontière franco-italienne, quelques semaines à dormir dans les rues de Paris, pour enfin échouer sur la côte de Nacre. « Tous les jours, je cours après les camions », déclare-t-il, las. L’ancien berger s’arrête pour compter et ajoute : « Ça fait un an et sept mois. »

Des tentatives répétées et surtout dangereuses. « Les Soudanais ne sollicitent pas les passeurs, ils n’ont pas d’argent. Ils ont la réputation d’être plus casse-cou », explique Virginie Guiraudon, directrice de recherche au CNRS et spécialiste des politiques d’immigration européennes. Doigts cassés, genoux esquintés, pieds abîmés… Edwige Chapalain, ancienne infirmière, soigne régulièrement les blessures accumulées lors des tentatives ratées. « Récemment, un jeune a eu une fracture ouverte du tibia », raconte-t-elle. Plus grave, certains refusent d’être hospitalisés : « Un Soudanais a reçu une balle dans l’épaule pendant son périple et en gardait des séquelles. Il aurait fallu qu’il subisse une opération, mais nous n’avons jamais réussi à le convaincre. » Trop déterminé à passer. « La frontière, on ne s’y arrête pas », complète Edwige.

Depuis le démantèlement de la « jungle » de Calais en 2016, les bénévoles du Camo dénombrent en permanence une centaine de candidats au passage. Face à cette nouvelle affluence, la frontière s’est durcie. Début 2018, le gouvernement britannique a donné 2,5 millions d’euros pour sécuriser la zone d’accès restreint (ZAR) de Ouistreham. Essentiellement pour renforcer ou ajouter des clôtures, se doter de caméras et de nouveaux espaces de contrôle, selon Antoine de Gouville, directeur des équipements portuaires à la chambre de commerce et d’industrie de Caen, gestionnaire du port. Pourtant, les migrants refusent d’y voir une impasse. Les occasions ne manquent pas. Chaque année, pas loin de 100 000 poids lourds y transitent avant de traverser la Manche.

À l’entrée de la ZAR devenue forteresse, une guirlande de barbelés enlace les grillages verts pour plonger dans l’eau grise du canal de Caen. Seul accès possible : un portail gardé par des hommes aux allures de cerbères. Des gendarmes mobiles aux uniformes noirs discutent gaiement, mais l’approche d’un véhicule de marchandises les interrompt. Petit signe de la main, le conducteur ne descend pas de son siège, il connaît la musique. Les fonctionnaires font le tour du semi-remorque, ouvrent une trappe. Rien, à part des palettes pour combler cette éventuelle cachette. « It’s O.-K. », lance un des militaires.

Les « hommes en noir » – les Soudanais les dénomment ainsi – ont renforcé le dispositif de sécurité il y a deux ans. Cinquante gendarmes mobiles se relaient chaque mois avec pour unique mission la lutte contre l’immigration irrégulière. Chez Nelly, Bitter dépeint une situation dégradée avec ces militaires : « Tous les jours, ils nous frappent, ils nous gazent et détruisent nos téléphones. » Nelly commente : « Nous leur avons demandé de filmer les violences. » Le jeune homme soudanais parle alors d’un couteau. Il mime avec son portable – sa seule fenêtre ouverte sur le reste du monde – et le frappe au milieu de l’écran avec une lame imaginaire.

La scène se serait déroulée à la fin du mois de février. Aurélie, une jeune bénévole du Camo aux boucles blondes, confirme, photos de l’écran fendu à l’appui : « Je me suis rendue sur place. J’ai eu le téléphone brisé entre les mains. L’impact ne ressemblait pas à un simple coup de botte. » Des fautes professionnelles et un harcèlement policier uniquement imputés à ces équipes tournantes, pas aux « hommes en bleu », les locaux. Alexis Bourges, chef de la division des opérations de gendarmerie dans le Calvados, défend ses hommes : « Les mobiles respectent strictement leur mission. »

Le colonel de gendarmerie explique l’animosité suscitée par ses hommes en noir par leur rôle de rempart : « Ils empêchent [les candidats au départ] de passer au quotidien, ils sont au contact, ils sont les premiers à les entraver. » Le choix de déployer ces unités formées au maintien de l’ordre musclé peut également poser question. « Ils agissent en peloton et ont une forte cohésion. Ils apportent cette réponse plus “virile” que peuvent regretter les migrants », concède Alexis Bourges avant d’ajouter : « Sans états d’âme, mais toujours avec humanité. »

Une humanité difficile à décrypter pour les Soudanais. Dans le bourg de Ouistreham, une dizaine de jeunes hommes suivent un cours de français dans une salle paroissiale. Hassan, le visage marqué et empreint de sagesse, prend la parole : « Nous connaissons les droits de l’homme, nous respectons la police et leur travail. Qu’ils respectent à leur tour nos droits. Nous sommes des hommes, pas des animaux », lâche-t-il d’une traite, épuisé. Autour de la table, les autres restent muets. L’orateur poursuit : « Les policiers nous arrêtent sans motif. Les interprètes ne font pas correctement leur travail, certains d’entre nous se font enfermer et nous ne les revoyons plus, sans savoir pourquoi. » Comme dans onze autres ports de France, les contrôles d’identité sans justifications ont été renforcés par un arrêté ministériel du 28 décembre dernier. Dans un rayon de 5 kilomètres autour de la ZAR de Ouistreham, les forces de l’ordre peuvent contrôler n’importe qui, n’importe quand. Et enfermer les clandestins dans les centres de rétention administrative. « C’est très difficile à vivre », témoigne Hassan, le regard inquiet.

Toute la journée, les jeunes hommes regardent défiler sur le port leurs sésames pour la Grande-Bretagne. Malgré un des taux d’acceptation les plus forts d’Europe – 59,2 % des demandeurs soudanais ont obtenu l’asile dans l’Hexagone en 2017 – ils lorgnent toujours par-delà la Manche. À chaque étape de leur voyage, ils ont connu le pire, la France ne fait pas exception. Les poids lourds représentent peut-être moins une porte d’entrée qu’une porte de sortie.

Société
Publié dans le dossier
La frontière tue
Temps de lecture : 6 minutes
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