Yémen : « Les Occidentaux ont le pouvoir d’empêcher des massacres »

Quatre ans après le début de l’intervention saoudienne, la guerre civile tourne au drame humanitaire. Contre l’impunité, l’ONG de Radhya Almutawakel documente les violations de droits.

Lena Bjurström  • 27 mars 2019 abonné·es
Yémen : « Les Occidentaux ont le pouvoir d’empêcher des massacres »
© photo : Des déplacés reçoivent de l’aide humanitaire dans un camp de Taiz, au sud du pays, le 16 décembre 2018.crédit : Said Ibicioglu/ANADOLU AGENCY/AFP

Le 26 mars 2015, une coalition militaire menée par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis lançait ses premières frappes aériennes au Yémen pour soutenir le gouvernement du président Abd Rabbo Mansour Hadi, élu en 2012, et chassé du pouvoir par l’avancée des Houthis, un groupe armé du nord, appuyés par l’Iran. L’intervention ne devait durer que quelques semaines. Quatre ans plus tard, les bombes pleuvent toujours sur les civils. Alliances renversées, multiplication des groupes armés… Si les pourparlers organisés entre les Houthis et le gouvernement en décembre dernier à Stockholm ont ravivé l’espoir d’un processus de paix, l’accord de trêve, première étape significative, peine à être appliqué. Déchiré par la guerre, le Yémen a sombré dans « la plus grande catastrophe humanitaire dans le monde », selon l’ONU.

Pendant ce temps, la France exporte ses armes

Le 21 mars, douze organisations de défense des droits humains ont appelé le gouvernement français à suspendre ses exportations militaires vers l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. En août dernier, le groupe d’experts de l’ONU sur le Yémen demandait déjà à la communauté internationale de « s’abstenir de fournir des armes qui pourraient être utilisées dans le conflit au Yémen ». Des appels récurrents depuis 2015, mais le gouvernement fait la sourde oreille. Pourtant ces exportations constitueraient une violation des engagements internationaux de la France, et notamment de l’article 6 du traité sur le commerce des armes, selon l’ONG Aser. Un recours au tribunal administratif, déposé par cette organisation, est en cours depuis un an (lire Politis n° 1505, 31 mai 2018). Le juge devrait convoquer les premières auditions le 12 avril et rendre son avis prochainement.

Au cœur du conflit qui s’éternise, les équipes de l’ONG yéménite Mwatana enquêtent et recensent les violations des droits humains commises par tous les belligérants. Pour ouvrir les yeux du monde sur l’horreur yéménite. Pour forcer la communauté internationale à agir. Radhya Almutawakel, cofondatrice et présidente de Mwatana, est convaincue que la paix est possible au Yémen. À la condition que la communauté internationale ne détourne plus le regard.

Quelle est la situation au Yémen aujourd’hui ?

Radhya Almutawakel : On ne cesse de le répéter, la crise humanitaire que traverse le Yémen est la pire qui soit. Et cette catastrophe a non seulement été provoquée par tous les acteurs du conflit, qui commettent chaque jour de graves violations des droits humains, mais elle est aussi entretenue par la façon dont ceux-ci gèrent l’espace qu’ils contrôlent. Aujourd’hui, les Houthis sont retranchés sur 20 % du territoire. Le reste est théoriquement aux mains du gouvernement d’Abd Rabbo Mansour Hadi. Mais, dans les faits, le président est toujours en exil à Riyad et le gouvernement est faible, presque inexistant.

En reprenant 80 % du pays, la coalition saoudienne n’a même pas tenté de réorganiser un État, de relancer l’activité locale, d’ouvrir des postes de police… Elle l’a livré aux groupes armés. Les Houthis au nord, ces factions au sud : aujourd’hui, la totalité du Yémen est contrôlée par des groupes armés. Et cela a des conséquences dévastatrices.

Au nord – la région la plus peuplée du pays –, les fonctionnaires n’ont pas reçu leur salaire depuis des années. Les Houthis, qui contrôlent la zone, n’en prennent pas la responsabilité et le gouvernement de Hadi refuse de transférer de l’argent dans cette région. Les autres habitants ont depuis longtemps perdu leur emploi. Pour survivre, des millions d’entre eux ont vendu tout ce qu’ils possédaient. Aujourd’hui, ils n’ont plus rien. Et au sud, la situation n’est pas meilleure. Dans une économie de guerre, seuls ceux qui s’engagent dans le conflit en tirent un revenu. Les autres dépendent d’une aide humanitaire qui ne leur parvient pas toujours ou meurent derrière des portes closes.

Aujourd’hui, un Yéménite sur deux souffre d’une grave insécurité alimentaire. Et il s’agit d’une famine organisée, utilisée comme arme de guerre, parce que les blocus mis en place par la coalition empêchent l’envoi d’une aide humanitaire dans les zones contrôlées par les Houthis. En outre, comme les ONG sur place le soulignent, l’aide humanitaire ne peut pas nourrir un pays. Les besoins augmentent. En 2018, on estimait que 22 millions de Yéménites avaient besoin d’une aide urgente, aujourd’hui, on parle de 24 millions de personnes [sur les 28 millions d’habitants que compte le pays – NDLR].

L’accord de trêve signé à Stockholm en décembre représente-t-il une avancée à vos yeux ? A-t-il un réel impact ?

Les pourparlers de Stockholm représentent le plus important espoir de paix depuis le début du conflit. Mais ils n’ont été possibles que grâce à la pression exercée par la communauté internationale, notamment des pays comme les États-Unis, le Royaume-Uni, la France, alliés de l’Arabie saoudite. La communauté internationale a enfin décidé d’agir. C’est la preuve que des puissances étrangères peuvent pousser les belligérants à se mettre à la table des négociations. En 2015, l’intervention de la coalition menée par l’Arabie saoudite avait été entérinée par une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU. Nous avons besoin aujourd’hui que la communauté internationale reconnaisse l’échec de cette intervention et soutienne l’instauration d’un processus de paix.

L’accord de trêve signé à Stockholm est difficile à mettre en place. Ses principales dispositions – cessez-le-feu à Hodeida, redéploiement des groupes armés hors des ports et des aéroports, échanges de prisonniers – ne sont pas véritablement appliquées. Et elles ne le seront jamais sans une pression continue de la communauté internationale. Pendant quatre ans, le monde a observé la population yéménite mourir sous les bombes. Puisse-t-il faire preuve de la même endurance en imposant un processus de paix.

L’organisation que vous avez cofondée, Mwatana, enquête sur les violations des droits humains et du droit humanitaire au Yémen. Pourquoi est-ce important pour vous de documenter ces crimes ?

En décembre dernier, le Conseil de sécurité de l’ONU a voté une résolution entérinant l’accord de trêve de Stockholm. Mais, sous la pression des États-Unis, le texte a été amputé de toute mention des violations du droit humanitaire international – comme les bombardements de la coalition – et de l’exigence de rendre des comptes pour crimes de guerre. C’est très dangereux. Si la communauté internationale refuse de dénoncer ces crimes et leurs responsables, les violations se multiplieront. Car ceux qui les commettent sont renforcés dans leur sentiment d’impunité. En enquêtant, Mwatana lutte contre cette impunité. Nous sommes 70 personnes, réparties dans 20 gouvernorats sur 22. Pour nous, l’information est un pouvoir. En documentant les violations des droits humains commises par tous les acteurs du conflit, nous leur faisons savoir qu’ils sont observés, qu’ils sont responsables et qu’un jour ils devront répondre de leurs actes.

Nous essayons de construire une mémoire de ces crimes pour qu’un jour leurs responsables soient jugés. Pour cela, nous prévoyons d’utiliser tous les mécanismes de justice à notre disposition, nationaux ou internationaux. À mes yeux, il ne peut y avoir de paix sans justice. En 2011, le président renversé par la révolution, Ali Abdallah Saleh, a obtenu l’immunité pour les crimes commis quand il était au pouvoir. À l’époque, il s’agissait d’empêcher un déchirement politique et de se concentrer sur la reconstruction du Yémen. Aujourd’hui, le pays est ravagé par la guerre. Et les groupes armés, les acteurs du conflit, tous sont persuadés de pouvoir agir en toute impunité. Il ne peut y avoir de processus de paix sans reconnaissance de la responsabilité des crimes commis. La justice maintient la paix.

Le dernier rapport de Mwatana apporte des preuves de l’usage d’armes américaines et britanniques dans 27 attaques aériennes de la coalition saoudienne contre des civils. Avez-vous des éléments concernant des armes françaises ?

Étant donné l’ampleur des exportations d’armes françaises à destination de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis, nous ne doutons pas de l’utilisation de ces armes au Yémen. Mais nous ne disposons pas, pour le moment, d’éléments prouvant leur usage dans des attaques contre les civils. Nous avons documenté des centaines de frappes aériennes, mais il est rare que nous parvenions à trouver des vestiges identifiables des armes utilisées. Quand c’est le cas, nous envisageons une action en justice contre l’État et la compagnie impliqués. Nous avons ainsi une action en cours en Italie et nous étudions la possibilité de plaintes au Royaume-Uni et aux États-Unis.

Trouver des preuves de l’usage de ces armes américaines et européennes contre des civils nous permet de souligner directement l’implication des États vendeurs d’armes dans ces crimes. Mais nous ne devrions même pas avoir à le faire. Il est établi depuis 2015 que la coalition se rend coupable de violations systématiques des droits humains. Continuer à vendre des armes à des pays responsables de tels actes, c’est soutenir leur impunité et attiser le conflit. Ces ventes d’armes doivent cesser. Et la France, les États-Unis et le Royaume-Uni doivent faire pression sur leurs alliés au sein de la coalition. Ils ont le pouvoir d’empêcher des massacres et d’appuyer la mise en place d’un processus de paix. Se détourner d’un désastre auquel on peut mettre fin est criminel.

Radhya Almutawakel Cofondatrice et présidente de l’association Mwatana.

Monde
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