À Saint-Denis, la parente pauvre de Notre-Dame

À dix kilomètres de la cathédrale de Paris, la basilique Saint-Denis, sa sœur aînée en art gothique, peine à trouver un financement pour remonter la flèche qu’elle a perdue il y a 182 ans.

Chloé Richard  • 23 avril 2019 abonné·es
À Saint-Denis, la parente pauvre de Notre-Dame
© photo : La basilique Saint-Denis est plus ancienne que Notre-Dame, et d’importance équivalente dans l’histoire.

Arnault : 200 millions. Bettencourt : 200 millions. Pinault : 100 millions. Avec près de 1 milliard d’euros de dons promis moins de 24 heures après le déclenchement de l’incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris, lundi 15 avril, il serait difficile de ne pas établir un parallèle : un peu plus au nord, à une dizaine de kilomètres de là, la basilique Saint-Denis attend depuis plus de 150 ans de voir sa flèche un jour remontée. Mais ici, en Seine-Saint-Denis, où selon l’Insee près de 30 % de la population vit sous le seuil de pauvreté (soit avec moins de 1 008 euros par mois), les acteurs du projet rament.

« À cause d’aléas climatiques, de la foudre et d’une tornade, la flèche a été ­démontée en 1837, car la tour était déstabilisée. À l’époque, les seules techniques de restauration, c’était le démontage des ouvrages pour consolider la base, puis le remontage pierre par pierre », précise Luc Fauchois, vice-président de l’association Suivez la flèche. « Des querelles se sont ensuivies entre les architectes, puis le projet a été oublié. » Jusqu’en 1971, quand le maire de Saint-Denis, ­Marcelin Berthelot, relance le ministère de la Culture. « Plusieurs campagnes se sont succédé avec les maires suivants, soutenus par la population via des pétitions, des comités de parrainage ou encore des événements avec reconstitution de la flèche en laser. » Mais rien n’y fait, l’État n’y mettra pas le sou. La ville de Saint-Denis et la structure intercommunale Plaine Commune n’en démordent pourtant pas : la basilique Saint-Denis doit pouvoir retrouver sa flèche.

« La basilique a joué un rôle important dans l’histoire de France. » Elle a été construite à partir de 1135 et sa flèche, qui culminait à plus de 90 mètres (1), a été montée entre 1170 et 1180. « C’est ici qu’on a expérimenté pour la première fois l’architecture gothique. C’est aussi la tombe des rois de France. » À la suite de la visite du président François Hollande en 2015, l’association Suivez la flèche a été créée avec l’idée de faire financer le chantier par les visiteurs, à qui on permettrait de retrouver « l’effervescence des bâtisseurs de cathédrales du Moyen-Âge ». Et en 2017 l’État a finalement donné son accord.


© Politis

Restitution en 3D de la flèche manquante de la basilique Saint-Denis. Crédit : OTI Plaine Commune Grand Paris


« On a d’abord besoin de mécénat pour mettre en place le chantier, ensuite ce sont les visiteurs qui, en payant l’entrée, financeront les travaux et pourront de cette façon découvrir des métiers oubliés comme celui de tailleur de pierre. » Luc Fauchois est optimiste, il croit fermement au projet. « On a déjà récolté 2 millions d’euros, il nous en faut encore 7 ou 8 pour que le chantier puisse débuter. C’est aussi un projet de développement local, qui veut permettre à des scolaires de bénéficier d’une pédagogie, de connaître l’histoire de l’architecture des cathédrales, de celle de Saint-Denis au Moyen-Âge. Des jeunes vont découvrir les métiers de tailleur de pierre, de maçon, de forgeron… Le commerce local va en bénéficier, on va créer des emplois. » Le chantier devrait débuter en 2020 avec des ateliers de taille de pierre. Dès l’année suivante, les visiteurs pourront le visiter. « Le prix n’est pas encore fixé, mais il sera aux alentours de 8 euros l’entrée, pour 300 000 visiteurs par an. » Aujourd’hui, la basilique compte près de 130 000 visiteurs par an, contre 13 millions pour Notre-Dame de Paris.

Le budget total du chantier, dont la durée s’étalerait sur dix à douze ans, est estimé à près de 30 millions d’euros. « Si on ne devait pas financer les travaux par les entrées, le chantier pourrait être bouclé en trois ou quatre ans », précise Jacques Moulin, architecte en chef des monuments historiques, chargé, entre autres, de la Seine-Saint-Denis. Dans l’Yonne, un projet similaire est en cours avec le château médiéval de Guédelon, à Treigny.

« On a réussi à attirer 350 000 visiteurs annuels au fin fond de l’Yonne : à Saint-Denis, on peut bien faire de même ! » s’exclame l’architecte. Pour lui, « s’il y a bien deux cathédrales sœurs, c’est Saint-Denis et Notre-Dame de Paris. Mais elles n’ont pas hérité des mêmes avantages. Autant, dans l’histoire de l’architecture, tous les historiens diront la primauté de Saint-Denis, autant, dans le rapport de fréquentation, c’est bien différent », admet Jacques Moulin, qui voit dans son projet une aubaine, malgré les difficultés financières. « Les gens ont légitimement donné pour Notre-Dame, il y a un mouvement d’enthousiasme extraordinaire. Mais pour restaurer Notre-Dame, il faut former les gens à Saint-Denis. Les deux chantiers sont complémentaires et solidaires. Que l’on n’oublie pas ce projet de Saint-Denis, car ceux formés sur le chantier de la basilique sont ceux dont on aura besoin à Notre-Dame. Là-dessus, il y a complémentarité. » Avec les dons promis pour Notre-Dame de Paris, Luc Fauchois espère un « mouvement de solidarité et d’intérêt vis-à-vis du patrimoine des cathédrales en France ».

L’enthousiasme de ces deux hommes ne fait pourtant pas l’unanimité à Saint-Denis. Sonia Pignot, maire adjointe chargée de la culture et du patrimoine pour la ville de Saint-Denis depuis 2014, a quitté en janvier le conseil d’administration de Suivez la flèche. « Même si c’est la grande sœur de Notre-Dame, on patine. Il n’y a pas le même émoi pour Saint-Denis et Notre-Dame. » Les millions d’euros manquants pour le lancement du chantier, les fouilles archéologiques à mener avant les travaux et le business plan ont rendu l’adjointe pessimiste. « Je ne crois pas qu’on puisse atteindre 300 000 visiteurs. On a déjà du mal à attirer les tour-opérateurs. Je vois beaucoup d’optimisme, mais pas beaucoup d’actes. J’espère cependant avoir tort, l’avenir nous le dira. »

Le mécénat culturel occupe pourtant une place importante dans la philanthropie en France. Ainsi, s’agissant des dons d’entreprises, la culture vient en deuxième position (25 %), entre le social (28 %) et l’éducation (23 %) (2). « Ce qu’on observe ici, explique Anne Monier, docteure en sciences sociales et spécialiste de la philanthropie, c’est la “hiérarchie des causes”. Les plus visibles, celles qui font le plus consensus, recevront beaucoup plus de financement. »

Pour la chercheuse, la visibilité du projet est aussi à prendre en compte. Pour l’image des mécènes, « ce n’est pas la même chose de donner à Saint-Denis ou à Notre-Dame ». Le réseau a aussi son rôle à jouer. « On contribue à un projet parce qu’on a un ami, un contact qui s’en occupe. Or le réseau constitué autour de Notre-Dame est sûrement plus connecté que celui des défenseurs de la cathédrale de Saint-Denis. Ce qui est regrettable, car la basilique a bien des atouts aussi. » Ces différences sont révélatrices des inégalités dans la philanthropie. « Des musées comme le Louvre ou le château de Versailles s’en sortent, quand des petits musées ont des difficultés. » Sans compter que, pour accéder à la basilique Saint-Denis, « s’il faut prendre la ligne 13, personne n’ira (3) ». Mais pour Omar, serveur dans un restaurant au pied de la basilique, « les touristes vont se rabattre ici » faute de pouvoir visiter Notre-Dame. Luc Fauchois le pense : « Si l’État a validé notre projet, c’est parce que notre modèle économique est viable. »

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