Le Brexit réveille les démons nord-irlandais

Vingt et un ans après les accords de paix, la nouvelle génération n’imagine pas un retour de la frontière divisant l’île, mais reste influencée malgré elle par les divisions communautaires du passé.

Manon Deniau  • 10 avril 2019 abonné·es
Le Brexit réveille les démons nord-irlandais
© photo : L’ex-leader du Sinn Féin Gerry Adams participe à une manifestation, le 30 mars 2019, contre le rétablissement de la frontière entre les deux Irlandes.crédit : Paul FAITH/AFP

Doire Finn était trop jeune pour se souvenir des « Troubles », cette guerre civile qui a opposé de 1969 à 1998 catholiques nationalistes, défenseurs de la réunification irlandaise et protestants unionistes, loyaux à la couronne britannique. Elle a 24 ans, a grandi à Newry, ville moyenne d’Irlande du Nord, à quinze minutes en voiture de la frontière avec la République d’Irlande. Pour elle, se rendre dans le Sud n’a jamais été compliqué. « Je ne remarque la frontière que par les panneaux de signalisation indiquant le changement de miles en kilomètres », explique la jeune femme aux cheveux châtains, dont le regard est accentué par deux épais traits noirs d’eye-liner.

Cette diplômée en études politiques et européennes, originaire d’une famille catholique de classe moyenne, fait partie de la « génération cessez-le-feu », qui n’a pas entendu le vacarme des hélicoptères de l’armée britannique au-dessus de chez elle ni ressenti l’angoisse du risque de se faire tuer à chaque coin de rue à cause de son appartenance identitaire.

Grâce à l’accord de paix du Vendredi saint (10 avril 1998), Doire peut choisir d’être irlandaise, britannique ou les deux. Son prénom ne laisse pas de place au doute, mais la jeune femme se sent aussi européenne. Avant tout, elle « aspire à un avenir meilleur pour l’Irlande du Nord ». Le 23 juin 2016, elle a voté pour rester au sein de l’Union européenne, comme 56 % de la population locale, et fait depuis du lobbying pour la tenue d’un second référendum. La paix, elle en voit les bénéfices et ne veut pas revenir en arrière.

Doire Finn souhaite que son pays avance sur plusieurs points, notamment sur les droits sociaux. Le mariage reste interdit pour les couples de même sexe et l’avortement est criminalisé, bien que la province soit britannique et que ces droits existent en Angleterre, en Écosse et au pays de Galles. Et désormais aussi en Irlande. « Cela me met en colère, commente-t-elle. Nos droits sont bafoués. Nous vivons dans une société moins progressiste. »

La légalisation de l’union homosexuelle a été l’un des points de crispation qui ont fait tomber l’assemblée nord-irlandaise de Stormont début 2017. Le vice-Premier ministre, Martin McGuinness, leader du parti catholique nationaliste Sinn Féin (centre-gauche), demandait aussi un projet de loi pour la reconnaissance de la langue gaélique. Mais la Première ministre, Arlene Foster, dirigeante du parti unioniste, le DUP (droite), a refusé en bloc. Or l’accord de 1998 stipule qu’un parti nationaliste et un autre unioniste doivent gouverner ensemble pour représenter les intérêts des deux communautés. Bien que politiquement aux antipodes, le DUP et Sinn Féin remportent à chaque fois les plus hauts scores électoraux depuis 2007. Mais, depuis janvier 2017, leurs désaccords paralysent tout et le travail parlementaire est suspendu (1). La situation est au point mort… et ne sera résolue qu’après la résolution du Brexit, dont le DUP, allié aux conservateurs de Theresa May au Parlement britannique, est un ardent défenseur, alors que le Sinn Féin s’y oppose.

« Tout le monde en a marre. La population est plus avancée que les politiciens, mais c’est comme ça que ça fonctionne, soupire Sarah Creighton, assise dans un café branché du quartier “gay-friendly” gentrifié de Belfast. La politique nord-irlandaise est restée dans le passé, fondée sur du tribalisme. » La notaire aux cheveux ébène de 31 ans préfère voter pour un candidat plutôt que pour une couleur politique. Or, celle qui se définit « unioniste » et « féministe » sait que ce n’est pas le cas de tous : « Au moment de mettre le bulletin dans l’urne, certains donnent leur voix au parti majoritaire, représentant leur communauté mais pas leurs idées, pour ne pas prendre le risque que le Sinn Féin devienne le parti majoritaire. Je peux le comprendre : ils ont perdu un être cher pendant le conflit et sont encore amers. »

Si une partie de la jeunesse, éduquée et libérale, veut tourner la page, une autre reste embourbée dans le traumatisme d’un conflit qu’elle n’a pas connu. C’est celle des quartiers populaires, les plus marqués par le conflit. Siobhan McAlister, universitaire spécialiste en criminologie à l’université Queen’s de Belfast, a mené deux études sur les jeunes vivant dans ces endroits défavorisés : « Ces adolescents vont dire des choses comme : “On ne peut pas oublier ce qu’ils nous ont fait !”_, comme s’ils l’avaient vécu, car, dès le plus jeune âge, ils savent ce qui a été fait à leurs parents, à leurs grands-parents, à leur communauté. Ils ont très vite conscience de leur identité et de qui est l’Autre. Ils vivent dans le passé. »_

Belfast, plus que partout ailleurs, est marqué par la ségrégation. Tout ici ramène au conflit. Sur les murs est dessinée une guerre romantisée où les morts sont érigés en héros. Plus de 100 « murs de la paix » ont été construits depuis 1969 pour empêcher les émeutes entre les deux communautés. Temporaires au début du conflit, ces séparations hautes de plusieurs mètres, faites d’acier et de barbelés, ont continué à être construites même après 1998. Résultat : les enfants ne sont pas scolarisés ensemble – seuls 7 % fréquentaient des écoles mixtes en 2014 –, ne se rendent pas aux mêmes centres pour jeunes et pratiquent des sports différents. Un rapport de l’Unesco, publié en février, fait état de ces défis pour la nouvelle génération, notamment la plus vulnérable, dans un contexte post-Brexit. « Les jeunes vivent dans le danger d’être exploités par les dirigeants paramilitaires. Dans ce contexte, la criminalité arrive dans ces communautés désavantagées sous couvert d’un but politique », y écrivent Patrick Dolan et Mark Brennan.

Harry Maguire confirme : « Avec la frontière, le Brexit a rouvert le débat dont on ne s’occupait plus : l’Irlande du Nord doit-elle rester au sein du Royaume-Uni ou être réunifiée avec le reste de l’Irlande ? Si, à la frontière, on réinstalle n’importe quel type d’infrastructure, elle sera enlevée. Et c’est dans les quartiers populaires, comme ici à Belfast-Ouest, que les dissidents vont chercher à recruter. » L’association qu’il dirige, Community Restorative Justice Ireland, se situe au cœur du fief de Gerry Adams (photo), ancien dirigeant du Sinn Féin et chef de l’IRA, l’une des circonscriptions les plus pauvres du pays.

Cet homme de 59 ans aux lunettes rectangulaires et en chemise à carreaux gère les problèmes avec les dissidents lorsque des habitants font appel à lui pour des affaires d’intimidation. Ces groupes agissent comme des mafias locales, contrôlent leurs communautés et punissent tout comportement « déviant » en tirant dans les coudes, les genoux ou les hanches. « Ils sont peu nombreux et rencontrent un faible succès, assure le républicain, qui soutient la lutte par la voie électorale. Il faut qu’ils réalisent que la guerre est finie et respectent le choix de la population. » Autrefois, lui aussi a pris les armes. En 1989, il a été écroué « à vie » pour avoir assassiné deux caporaux britanniques, puis libéré après l’accord du Vendredi saint. « Je n’ai pas été dans l’IRA », réplique Harry Maguire. Comprend-il néanmoins les actions des factions dissidentes ? « S’ils veulent l’unité irlandaise, qu’ils s’engagent en politique ! Ces groupes ne proposent rien. »

La réunification serait-elle alors la solution ? Une majorité de la population pense que le Brexit va accélérer le processus, surtout en cas de non-accord. Les chercheurs Patrick Dolan et Mark Brennan mettent malgré tout en garde : si rien n’est préparé, les jeunes loyalistes pourraient se sentir menacés et devenir à leur tour violents.

C’est aussi ce que pense l’universitaire Siobhan McAlister : « En Irlande du Nord, les identités se construisent en opposition l’une par rapport à l’autre. Si un groupe se sent menacé, la violence peut revenir. » D’après elle, il faudrait réussir à les faire coexister « dans le respect ». Un travail d’équilibriste qu’ont essayé de faire les accords de paix : une « paix difficile » dans laquelle a grandi la jeune génération.

« Se dire européen permettait de se définir différemment, sans la connotation politique de l’identité nord-irlandaise, qui peut être interprétée de différentes façons », complète l’enseignante. Sans cela, c’est une identité neutre qui disparaît, ainsi que des financements essentiels pour le travail intercommunautaire, estimés à plus d’un milliard d’euros depuis 1995. Or la province est sans gouvernement depuis deux ans, ce qui gèle toute décision sur les budgets. « Les financements, c’est la clé ! » s’exclame Siobhan McAlister, qui rappelle que le pays reste affaibli par les politiques d’austérité à la suite de la crise financière de 2008.

Beaucoup de travail reste à mener pour atteindre la réconciliation : « L’Irlande du Nord n’est pas une société post-conflit, elle est encore en conflit. Il faut se rappeler que cela ne fait que vingt ans que la guerre s’est arrêtée. Aucune société ne s’est normalisée en si peu de temps ! » La jeunesse est comme le pays. En transition.


(1) La démission du vice-Premier ministre, Martin McGuinness, a entraîné mécaniquement celle de la Première ministre, Arlene Foster. Depuis, l’Irlande du Nord n’a plus de gouvernement et c’est l’administration qui gère les affaires courantes.

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