À l’école du goût

Politologue, militante et mère de famille, Fatima Ouassak tente d’obtenir une alternative végétarienne dans les cantines de Bagnolet, où elle vit. Récit.

Vanina Delmas  • 24 juillet 2019 abonné·es
À l’école du goût
© photo : Réclamer des plats végétariens à la cantine est aussi l’occasion pour les parents de remettre en question l’industrie agroalimentaire. crédit : CHARLY TRIBALLEAU/afp

Grenoble, Mouans-­Sartoux, Strasbourg, Lille, Le Creusot, Lons-le-Saunier, Bègles, ­Fontenay-sous-Bois, Perpignan, les IIe, XVIIIe et XIXe arrondissements de Paris… La liste des municipalités offrant une alternative végétarienne dans leurs cantines scolaires s’allonge progressivement. La décision relève parfois de la simple évidence ou cohérence pour les élus. D’autres fois, des parents d’élèves doivent faire preuve d’autorité et de combativité, comme à Bagnolet, en Seine-Saint-Denis.

En 2015, Fatima Ouassak se retrouve confrontée à cette question lorsqu’elle inscrit sa fille aînée en maternelle. Dans le formulaire, elle ne voit que deux propositions : repas avec ou sans porc. Végétarienne depuis de nombreuses années, elle souhaite que sa fille suive le même régime alimentaire et pose une simple question : est-il possible de ne pas mettre la viande dans l’assiette de son enfant le midi ? « On m’a répondu que j’étais la seule à demander cela, et on m’a parlé de laïcité, de risques de carences pour les enfants venant des quartiers populaires qui n’ont pas d’autres repas équilibrés, du goût de la viande…, se souvient-elle. J’ai réalisé que l’alimentation peut être un enjeu politique d’intégration, voire d’assimilation en France. De mon côté, c’est avant tout un enjeu d’écologie et de justice sociale ! »

Fatima Ouassak rejoint la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE) pour porter cette revendication de menus sans viande, et plus généralement parler de la qualité des repas. Une occasion en or de « reprendre du pouvoir en tant que parents » et de montrer que le déjeuner les concerne tout autant que les repas du matin et du soir. « Je ne voulais pas que ma fille de 3 ans gère chaque jour ce dilemme entre l’autorité parentale et l’autorité institutionnelle », explique-t-elle. Mais l’association de gauche ne la soutient pas, de nombreux parents sont méfiants. « Certains m’accusaient d’avancer masquée, de demander l’alternative végétarienne pour ensuite réclamer de la viande halal », glisse-t-elle. Ainsi, une bataille politique et culturelle émerge parallèlement à celle ciblant une alimentation plus saine à la cantine.

Militante notamment au sein du Réseau classe-genre-race et consultante, la mère de famille tente pas à pas de déconstruire les clichés sur les quartiers populaires. Et la thématique de l’alimentation n’y échappe pas. Un exemple lui revient, du temps où elle était cheffe de projet au sein d’un cabinet et devait justement trouver des idées d’ateliers pour les quartiers populaires. Lors d’une réunion, elle propose l’alimentation en arguant que c’est un angle mort des politiques publiques, mais que tous les habitants se sentiront concernés. On lui rétorque que ceux-ci sont plutôt intéressés par les rapports entre la police et les jeunes ou les questions de citoyenneté. « Ils ne se rendent pas compte que les gens ont peur, car ils entendent des discours alarmants sur la malbouffe dans les médias, mais que personne ne leur propose de solutions pour nourrir correctement leurs enfants avec leur budget de classe populaire ! »

Se sentant en rupture avec les syndicats, les associations et les partis de la gauche locale, Fatima et quelques autres mères créent le collectif Ensemble pour les enfants de Bagnolet (EEB), puis Front de mères, afin d’avoir « un espace bienveillant dans lequel créer du commun ». Le collectif lance un sondage en ligne : sur les 209 parents de tous profils sociologiques qui ont répondu, 96 % se disent intéressés par un menu alternatif végétarien.

Les mères de famille commencent à s’intéresser de plus près à la cuisine centrale de la collectivité, qui fournit 500 000 repas par an (pour les élèves des écoles et les personnes âgées, avec portage à domicile), découvrent la viande recomposée, les œufs en poudre, et que les Atsem (1) préfèrent apporter leur gamelle plutôt que de manger le même repas que les enfants. Sur les cinq jours d’école, les assiettes reçoivent de la viande quatre fois, et du poisson le vendredi.

Selon une étude de Greenpeace de mai 2018, 69 % des enfants sont obligés de manger de la viande ou du poisson tous les jours à la cantine. Concernant les recommandations pour le déjeuner des enfants de 3 à 11 ans, Greenpeace a constaté que, si l’on suit celles du Groupe d’étude des marchés-Restauration collective et nutrition (GEM-RCN), qui dépend de la direction des affaires juridiques du ministère de l’Économie, la viande et les produits laitiers apportent deux à quatre fois plus de protéines que ce que recommande l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses). « Les raisons pour lesquelles les parents ne veulent pas que leurs enfants mangent de la viande peuvent être éthiques, religieuses, politiques, écologistes… Mais rien qu’en termes de santé publique, faire manger autant de viande à des enfants, c’est de l’empoisonnement ! » Depuis, certaines mères sont devenues flexitariennes ou végétariennes.

Attaché à la pédagogie et à montrer que c’est une lutte globale et commune, le collectif EEB a organisé des réunions, conférences et ateliers autour de la malbouffe avec des intervenants comme L214, Greenpeace ou le médecin nutritionniste Jérôme Bernard-Pellet. « C’est une fierté d’avoir imposé le sujet de l’alternative végétarienne dans le débat public local comme une question écologiste, et non communautariste. Nous avons été un moteur, ce qui tranche avec l’image des quartiers populaires à la traîne sur l’écologie ! » lâche Fatima. Depuis, EEB a essaimé à Montreuil, Épinay-sur-Seine, Villiers-sur-Marne, Bordeaux, Marseille…

Depuis septembre 2018, les parents constatent « une évolution spectaculaire » : les menus se sont améliorés, sont moins sucrés, et il y a davantage de plats végétariens. Mais la bataille est loin d’être gagnée. « Si nous souhaitons une alimentation végétarienne, c’est également pour remettre en question l’industrie agroalimentaire. Les responsables de la cantine ont parfois servi un steak végétal pour remplacer un steak de viande. Mais les enfants de maternelle ne sont pas encore conditionnés comme les adultes : ils n’ont pas besoin d’une alternative visuelle. Les plats végétariens ne doivent pas faire perdre la notion d’apprentissage du goût », affirme Fatima, intransigeante.

La ville de Bagnolet confirme qu’il n’y a pas d’alternative végétarienne dans les cantines, mais que, « depuis 2015, la part des menus végétariens est en hausse puisque les écoliers peuvent en bénéficier plusieurs fois par mois », qu’elle « a choisi de proposer un repas bio par semaine et d’opter, lorsque c’est possible en termes d’approvisionnement, pour une version végétarienne de ce menu bio ». Une consultation des habitants est en cours afin d’appréhender tous les enjeux liés à la restauration collective : labellisation, saisonnalité, circuits courts, gaspillage, plastique…

La lutte bagnoletaise dure depuis quatre ans et semble aujourd’hui avoir été un peu en avance sur le temps politique. En 2015, le député UDI Yves Jégo avait déposé une proposition de loi pour une option végétarienne quotidienne obligatoire dans les cantines, retoquée par l’Assemblée nationale. Trois ans plus tard, les députés ont adopté la loi agriculture et alimentation et donné leur feu vert à l’« expérimentation » d’un menu végétarien dans les cantines scolaires « au moins une fois par semaine » et « pour une durée de deux ans » à compter de novembre 2019. L’occasion d’évaluer l’impact d’une telle mesure « sur le gaspillage alimentaire, les taux de fréquentation et le coût des repas ». De nombreuses municipalités proposant déjà cette formule ont constaté qu’auparavant des enfants jetaient la viande et sortaient de table le ventre à moitié vide, sans les apports nécessaires en protéines.

Stéphane Travert, alors ministre de l’Agriculture, s’est opposé à cette offre… tout en se disant défenseur du libre choix : « Dans la restauration collective, les gens doivent manger ce qu’ils veulent. Moi, je suis opposé aux repas de substitution, je suis opposé à une journée de repas végétarien. » En bref, opposé à tout changement. Où est la liberté de choix pour les familles qui souhaitent que leurs enfants mangent végétarien chaque jour ? La bataille qu’a menée Fatima Ouassak montre que les têtes sont plus réfractaires que les estomacs.


(1) Agents territoriaux spécialisés des écoles maternelles.