Économie : Au rendez-vous des hérétiques

Les économistes hétérodoxes du monde entier, réunis durant trois jours, ont savouré la réussite de leur cénacle résistant.

Erwan Manac'h  • 10 juillet 2019 abonné·es
Économie : Au rendez-vous des hérétiques
© crédit photo : JOHN MACDOUGALL/AFP

L’enthousiasme jaillit sans prévenir d’une auditrice ou d’un auditeur qui s’abandonne à un court moment d’euphorie. Les 750 économistes « hétérodoxes » du monde entier, réunis du 3 au 5 juillet à Lille par l’Association française d’économie politique (l’Afep), savourent l’instant. Fondée il y a dix ans dans un geste de résistance, l’Afep parvient aujourd’hui à incarner une alternative au Cercle des économistes, cénacle des penseurs mainstream qui tenait, au même moment, ses rencontres annuelles à Aix-en-Provence.

Penser autrement reste un sport de combat, face à l’agressivité des économistes « standards », qui sapent méthodiquement toute expression d’une pensée critique. « Mais nous sommes perçus comme crédibles », se satisfait Michael Zemmour, économiste à Sciences Po et membre de l’Afep. La conférence annuelle, plus garnie et plus internationale qu’à l’habitude, aura notamment servi à se serrer les coudes, pour ces penseurs à rebrousse-poil qui se retrouvent souvent isolés dans leur université. « Nous devrions élaborer un kit d’autodéfense pour répondre à ceux qui, systématiquement, nous accusent de ne pas être économistes. Moi, je n’ai pas la force de le faire seule contre dix personnes, et je ne sais pas forcément quoi répondre », s’épanche une auditrice, socio-économiste, regonflée par les rapprochements qui s’amorcent lors des trois journées de travail.

Jusqu’aux années 1970, le marxisme était le courant dominant dans la pensée économique française et rayonnait dans le monde. Mais les universités ont fait leur ménage. « Dans un contexte de défaites sociales et politiques, les positions institutionnelles qui permettaient de tenir des positions dans la recherche ont disparu », retrace Cédric Durand, de l’université Paris-XIII. Au fil du temps, s’impose une école néoclassique qui martèle ses vérités avec une froideur mathématique, sans aucune réflexivité sur son histoire et ses méthodes. « On raisonne comme s’il y avait des lois universelles et atemporelles, et c’est ce qu’on enseigne aux étudiants », soupire Jonathan Marie, de Paris-XIII.

Ces économistes orthodoxes livrent une guerre d’usure de plus en plus féroce à toute forme d’altérité pour verrouiller leurs positions de domination. Dans une concurrence exacerbée par l’austérité budgétaire, les universités arbitrent souvent au détriment des empêcheurs de penser en rond. La cooptation, qui aiguille les carrières scientifiques, a progressivement entraîné une raréfaction des « moutons noirs ». « Les postes de professeurs allaient systématiquement à des économistes orthodoxes, au point qu’on atteint un seuil critique et qu’on commence à avoir du mal à se reproduire », glisse Michael Zemmour. « Démographiquement, on était en train de mourir », renchérit Agnès Labrousse, de l’université Jules-Verne-Picardie.

Les financements viennent à manquer pour les doctorants de disciplines qui dérangent, les professeurs qui les enseignent sont assignés à des cours moins valorisés, et l’horizon étroit des courants dominants de pensée assèche les vocations de doctorant. Les critères d’évaluation des travaux font une place prépondérante aux revues scientifiques, dont les plus reconnues sont toutes de la même obédience néoclassique. « Dans cette course à la publication et à “l’excellence”, il faut une pensée extrêmement formatée », note Michael Zemmour.

La France semble néanmoins préservée, au regard de ce qui se passe à l’étranger. Il lui reste des poches permettant aux hétérodoxes de résister dans des centres de recherche ou des masters et cursus dédiés. Le constat est toutefois globalement inquiétant : l’invisibilisation de toute pensée critique confine à « l’amnésie historique », s’inquiète Agnès Labrousse. « Les étudiants sont de moins en moins formés à la pluralité des modes de pensée et ne savent même pas qu’il existe des pensées alternatives. C’est un problème absolument fondamental, s’alarme l’économiste. À l’étranger, j’ai vu des jeunes doctorants qui n’avaient même pas étudié Keynes ! Et des jeunes chercheurs mainstream très brillants en viennent à réinventer maladroitement des bribes de pensées alternatives en restant dans un cadre mainstream_, parce qu’ils ont perdu la mémoire de ce qui existait. »_

Cette « monodoxie » a eu des conséquences irréparables en 2008, avec l’explosion d’une crise économique planétaire que les économistes les plus en vue n’avaient pas su prévenir. « Ce n’était pas seulement une crise économique, mais surtout une crise de la pensée économique », souligne Florence Jany-Catrice, de Lille-I. C’est le constat fondateur de l’Afep, qui a vu le jour pour marquer le début d’un sursaut devenu nécessaire.

L’association obtient une première victoire en 2015 : l’agrégation du supérieur qui permet d’obtenir le grade (et le Graal) de professeur, frein au recrutement pluraliste, n’est désormais plus l’unique voie de recrutement. En trois ans, ce changement de procédure a permis l’embauche d’une trentaine de professeurs issus des courants non standards, soit deux fois plus que pendant les dix années précédant cette réforme.

Mais l’agressivité des orthodoxes semble décuplée. À l’image du franc-tireur Jean Tirole, dont la missive enragée à la secrétaire d’État à l’Enseignement Geneviève Fioraso aurait été déterminante, en 2015, pour faire annuler un projet porté par l’Afep de création d’un collège « économie et société » au Conseil national des universités, haute instance de gestion des carrières d’enseignants-chercheurs. Le « prix Nobel d’économie » (1) avait perdu tout sang-froid en s’en prenant au « relativisme, antichambre de l’obscurantisme ».

« L’Université française l’a échappé belle. Elle a failli abriter en son sein une section ouverte à toutes les formes de négationnisme économique », renchérissent un an plus tard Pierre Cahuc (Sciences Po) et André Zylberberg (CNRS) dans un livre grossièrement polémique proposant d’« en finir » avec la pluralité des pensées (2). Ils voudraient qu’une pensée économique ne soit considérée comme valable que si elle est adoubée par les banques et les marchés, au nom d’une prétendue « validation sociale ».

Les programmes de sciences économiques et sociales au lycée font aussi l’objet d’assauts répétés. Après une première offensive en 2010, ils sont amputés en 2018 de parties concernant la pluralité des interprétations possibles pour chaque phénomène économique. Et pour ne rien arranger, les nombreuses écoles de l’économie politique (3) se livrent parfois des guéguerres entre elles. « Il faut essayer d’abolir les querelles intestines qui ont beaucoup affaibli l’hétérodoxie, sans taire pour autant les différences », estime ainsi Agnès Labrousse. L’enjeu n’est pas tant d’élaborer une nouvelle théorie générale, « comme un nouveau mainstream », juge Thomas Lamarche, de Paris-VII, que d’assumer un pluralisme qui fait la richesse des écoles hétérodoxes.

Malgré ce constat inquiétant, les signaux positifs sont nombreux. Les trois jours de conférence ont réuni un panel étoffé et rajeuni d’économistes et mettent au jour la vitalité de la pensée alternative : l’essor du mouvement des communs, l’usage des bases de données qui renouvelle le genre, la planification écologique qui s’impose comme une nécessité de plus en plus urgente… L’actualité des analyses d’André Gorz, d’Antonio Gramsci ou de Christine Delphy montre que le marxisme a encore un avenir, estime pour sa part Cédric Durand.

Les économistes hétérodoxes ont également tendance, de jour en jour, à remplir les amphis. Les étudiants en redemandent, ce qui ne laisse pas les directions d’universités insensibles. « Nos cours ne portent pas sur le monde tel qu’il devrait être, à partir d’une axiologique complètement hors-sol, mais parlent des grands problèmes contemporains et tentent de comprendre le monde tel qu’il est, structurellement en crise et avec des acteurs anthropologiquement complexes », note Agnès Labrousse.

Ce constat s’est invité par effraction comme « fil transversal » de la grand-messe du Cercle des économistes, à en croire le compte rendu livré le 8 juillet dans Les Échos par Dominique Seux, directeur délégué du journal libéral : « Dans les allées de l’université d’Aix, chacun d’évoquer […] des étudiants ou [ses] propres enfants remettant en cause le libre-échange, les modes de vie et la responsabilité, dans les désordres du monde, de tous ceux qui sont aux manettes ». Si c’est leurs « propres enfants » qui le disent…


(1) L’appellation de prix Nobel est trompeuse en économie, car elle est en réalité employée pour désigner le prix de la Banque de Suède, à forte inclination néoclassique.

(2) Le négationnisme économique et comment s’en débarrasser, Textuel, 2016.

(3) On distingue notamment les « institutionnalistes », qui incluent le contexte social et culturel dans l’étude des comportements ; les régulationnistes ; les « HPistes », qui étudient l’histoire de la pensée économique ; les sociaux-économistes ; les postkeynésiens et les marxistes.

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