Itinéraire gustatif d’un enfant du siècle

Le journaliste Claude-Marie Vadrot raconte sa découverte du goût, puis, sur plusieurs décennies, des enjeux politiques et écologiques liés à l’alimentation.

Claude-Marie Vadrot  • 24 juillet 2019 abonné·es
Itinéraire gustatif d’un enfant du siècle
© photo : Souvenir des parties de pêche sur les bords de Loire. crédit : Pierre Hussenot / photocuisine / AFP

Au mitan du siècle dernier, quand s’amorce mon histoire, il n’existe guère de raisons pour qu’une femme ou un homme, dans une société en voie d’urbanisation et de standardisation, associe spontanément ce qu’il ou elle mange et ce qui pousse dans la terre. Sauf dans un monde rural et paysan qui s’éloigne pour de bon des urbains. Mais de cela je n’ai pas encore conscience. Pas plus que je ne pressens, au moment où l’école primaire m’accueille, que mon univers de bouffe familiale et nos habitudes d’approvisionnement vont être bouleversés par l’ouverture, à la fin des années 1940, du premier magasin Leclerc, à Landerneau, en Bretagne. À la fois rural et urbain, je mange bien et bon sans me poser la moindre question.

Je fais donc partie des rescapés des Trente Glorieuses élevés sous l’influence grandissante des gondoles de supermarchés. De ceux qui, dans une petite ville de province, ne pouvaient imaginer que les rutabagas, les citrouilles, les potirons, les bettes et autres légumes « de guerre » – avalés sans grand enthousiasme tandis que résonnaient alentour les sirènes et les bombardements – deviendraient un jour des mets à la mode préparés dans des restaurants ou des cuisines familiales. Et seraient cultivés au cœur des villes dans des mini-jardins, au rythme d’un retour de la nature.

Le monde a changé, tout comme nos rapports avec la nature ont évolué. Je les pensais alors éternels. Le pot-au-feu hivernal de ma mère restait le même que celui de ma grand-mère, à la fois attendu et apprécié – il m’a fallu des dizaines d’années pour oser en mitonner un. Tout comme le goût du lait et des œufs que nous allions chercher à pied dans une ferme distante de trois kilomètres, la campagne paraissait immuable, avec ses coquelicots et ses bleuets dans les champs de blé.

Cette nature déjà en voie de disparition, je l’ai découverte auprès de mon grand-père, quand ce peintre en bâtiment aux tendances anarchistes m’emmenait à la pêche sur les bords de Loire. Il le faisait à chaque fois que, après 150 kilomètres parcourus à pied depuis Paris, il venait nous rendre visite dans notre refuge de guerre. Que le grand fleuve soit en crue ou presque à sec en été, il prenait un peu de repos puis nous partions, les gaules à la main, dans l’espoir en général récompensé d’y prendre de quoi améliorer notre ordinaire de petits ou de gros poissons, que nous disputaient les guêpes fouillant dans nos musettes et nos bourriches à moitié immergées dans l’eau du fleuve. Nos parties de pêche étaient aussi des leçons de nature. Repérer les caches dans les remous et les courants, identifier les oiseaux, les uns guettant les poissons, les autres pourchassant les insectes au ras des eaux. Quand nous virions le dimanche matin, mon aïeul attendait patiemment à la sortie de l’église que je ressorte muni du « billet de messe » attestant de mon supposé respect des rites catholiques, alors en usage dans la plupart des familles. Puis nous filions vers la Loire, toute proche…

Goût d’éternité

Dans une petite cour close et pavée, près d’un mini-jardin où poussaient quelques herbes, nous savourions nos fritures, nos matelotes de carpe ou notre brochet grillé. C’était bon et croustillant. Quand la pêche avait été très bonne, j’avais le droit, pour me faire un peu d’argent de poche, d’en vendre une partie à l’un des restaurateurs installés le long de la nationale. Même l’arrivée du poulet dominical, dont nul ne se demandait alors s’il était « fermier » ou label rouge, ne troubla ni les rites ni les menus des repas couronnés par des melons. Le plaisir partagé allait de soi. C’était forcément « bon ». Qu’ils soient dégustés dans le Loiret ou dans la capitale, les mets gardent pour moi, jusqu’à la classique crème renversée et ses îles flottantes, un goût d’éternité.

La généralisation des cantines scolaires ne fut pas une rupture, en un temps où la totalité des plats, bons ou mauvais, se mitonnait dans une petite cuisine proche des salles de classe. De cette époque qui fut celle de la disparition des derniers tickets de rationnement, je ne garde qu’un mauvais souvenir : le pain confectionné avec de la farine de maïs, dur comme du bois deux heures après sa sortie du four du boulanger. Avec un arrière-goût de cette guerre pourtant terminée.

Dans la ferme de mon autre grand-père, en plein Morvan, on mangeait très bien et solidement trois fois par jour, sans que je fasse la grimace devant un bol de soupe, et personne ne craignait de grossir à cause d’une nourriture trop riche et trop carnée, au contraire de l’autre partie de ma famille. Dans l’une et l’autre, je ne me souviens pas d’avoir entendu prononcer le mot « bio ». Au bout de la longue table où mangeait toute la famille de paysans, près de la porte d’entrée, une chaise restait toujours libre pour que puisse s’y installer un convive non attendu – un journalier cherchant du travail ou bien le facteur. On les saluait gentiment, et ils mangeaient. Comme les légumes étaient rares, en dehors des patates et des navets, je me régalais du lard, du jambon fumé et de toutes les cochonnailles. Dès 12 ou 13 ans, j’eus droit au verre de vin, une horrible piquette que j’adorais, versé par mon grand-père. Ce qui faisait râler ma mère quand elle était présente.

Dans le Loiret comme dans le Morvan ou à Paris, la bouffe faisait partie de mes plaisirs quotidiens, mais je ne me souviens pas d’une quelconque préoccupation de ses origines. J’aimais manger, c’est tout. Systématiquement méfiant envers les légumes, et particulièrement les épinards et les tomates. Avec l’impression bizarre qu’il s’agissait de mets de pauvre…

Prise de conscience

Lorsque, mon bac définitivement raté, à la fin des années 1950, j’ai décidé de parcourir le monde en commençant par l’Amérique latine, j’ai abandonné toute préoccupation gastronomique. Il me souvient que, pendant des décennies, j’ai fui les bananes, fruit que j’avais découvert au cœur du Venezuela dans une période de disette en compagnie d’un ancien bagnard échappé de Guyane. L’important était désormais, au Venezuela ou à Cuba, de manger à ma faim et de m’habituer à des nourritures nouvelles ou pour moi exotiques. Une réaction tout à fait française que j’assume parce que, à tort ou à raison, ma jeunesse et mon adolescence m’avaient inculqué un goût du « manger français » que j’ai toujours cherché à préserver, même lorsque c’était impossible ou difficile. Un enracinement qui explique la suite…

À mon retour, dans les années 1960, je m’aperçus que les libres-services, découverts aux Amériques et ailleurs, avaient gagné le ­paysage alimentaire français. Je partageais mes rites alimentaires entre ceux de ma famille, qui n’avaient guère changé, et ceux de mes obligations journalistiques, grosses bouffes et compagnie garanties. Passé le temps de l’arrivée des merguez de 1968, je délaissais d’autant plus la cuisine familiale que j’avais découvert, depuis quelques années, les associations de protection de la nature qu’on n’appelait pas encore « écolos », et surtout les premiers militants du bio, heureusement débarrassés d’un ésotérisme qui plombait cette revendication, lancée dans les années 1920, d’une autre façon de se nourrir. Dans le quotidien qui m’engage en juillet 1968, dès le premier matin au comptoir du bar préféré du journal, j’apparais comme un extraterrestre en commandant un jus de pamplemousse, alors que les autres sifflent un verre de blanc sec ou un calva. Parfois les deux.

La montée des prises de conscience écologistes peut se situer, côté alimentation, lors de la première Conférence mondiale sur l’environnement, organisée au printemps 1972 à Stockholm par les Nations unies. Dans tous les forums et réunions parallèles qui accompagnent cette rencontre, on parle abondamment de gaspillage et d’inégalités d’accès à la nourriture.

Il n’est pas toujours facile, alors, de faire coïncider préoccupations idéologiques et réalité. Pour moi comme pour beaucoup d’autres. Et pour les familles, y compris la mienne. Incliner pour le bio fait de nous des hippies ou des rêveurs, surtout dans le milieu journalistique. Un exemple parmi d’autres : quand je rejoins l’équipe du Canard enchaîné fin 1974 et que je participe au premier repas d’après-bouclage, mes confrères constatent, avec une surprise polie mais évidente, que je mange comme les autres mais en faisant des choix, et que je bois du vin : dans leur imaginaire, les écolos étaient tous des abstinents et des végétariens.

Transmission réussie

Quand reviendra pour moi, au Matin de Paris puis au Journal du dimanche, le temps des reportages de guerre, les contradictions entre mon intérêt grandissant pour le bio et la réalité quotidienne de mon alimentation prendront de l’ampleur. Pourtant, depuis le début des années 1970, je m’occupe d’un grand jardin cultivé peu à peu selon les principes de l’agriculture biologique. Ce qui signifie que, par la force des choses, je suis bio… à mi-temps, en m’efforçant au passage d’amener ma femme puis ma fille vers cette alimentation plus saine (même si alors, et encore aujourd’hui, je n’en fais pas une religion). Car comment pratiquer le bio dans Grozny à feu et à sang, au cœur des Balkans en guerre, en Inde, en Afrique ou au Kosovo bombardé ? Paradoxalement, ce sera plus simple en Union soviétique, où je serai pendant des années envoyé spécial permanent, dans un pays dont une bonne partie de la production agricole n’est pas encore contaminée.

En France, toujours au bord de la Loire, dans une autre petite ville que celle où mon grand-père m’enseigna la nature, j’organise mon jardin totalement en bio au gré de mes voyages. J’y fais pousser des anciens légumes, des salades longtemps oubliées, comme la roquette. Cela à l’écart de tout pesticide. Ma femme partage cette évolution de nos repas. Depuis deux ans, c’est ma fille, pour qui je ne suis plus qu’un conseiller bougon, qui a repris en main le jardin et le verger, introduit plus de légumes encore, dont elle nous sert des salades à la fois goûteuses et inattendues, préparées dans un chalet en bois dont elle a conçu les plans. On peut appeler ça une transmission réussie.

Ensemble, nous venons de ressentir à quel point une vague de chaleur remet facilement en cause des cultures dans cet espace où nous permettons de survivre aux insectes, aux oiseaux et aux hérissons. Grâce à ce jardin, dès les premières récoltes, je me consacre à la cuisine. Je commence par les soupes, que j’invente avec une curiosité gourmande. Pour les retrouver l’hiver. À base de haricots verts, de bouillons de tomates et de poivrons, certaines sont relevées au piment de Cayenne, dont j’ai découvert qu’il poussait fort bien dans le jardin. Ma préférée : une soupe d’oseille broyée avec de la roquette piquante. À cela s’ajoutent des conserves de compote de pommes ou de poires, des cerises, des prunes et même des merises. Évidemment des confitures et des gelées, dont je ressens la douceur et la suavité rien qu’en les évoquant.

Et c’est si bon, un gaspacho bien frais au cœur de l’été…