L’impunité faite loi

Le bilan humain du ministre de l’Intérieur est accablant. Mais Castaner continue à vivre sa fonction comme celle d’un protecteur des forces de l’ordre, et non de la population.

Romain Haillard  • 23 juillet 2019 abonné·es
L’impunité faite loi
© photo : Rassemblement sur le quai Wilson, le 20 juillet, en mémoire de Steve Maia Caniço, disparu le 21 juin. crédit : Estelle Ruiz/NurPhoto/AFP

O ù est Steve ? » Pas de réponse. Le message, d’abord plainte lancinante, se mue en colère sourde. Il fleurit rageusement sur les murs de Nantes et résonne comme un air de défi adressé au pouvoir. Sur le quai Wilson, le long de la Loire, là où Steve Maia Caniço a été aperçu pour la dernière fois, l’appel se fait plus insistant : « Nous voulons la vérité. » Comme pour bien d’autres. La liste s’allonge. Une question en amène d’autres. Que se passe-t-il dans la tête d’un officier de police quand vient l’ordre de la charge, quand il accepte le risque, quand l’humain devient négligeable ? Bien avant le manque de discernement, il y a l’impunité.

Le 1er décembre, acte 3 des gilets jaunes, Christophe Castaner vient saluer ses troupes sur les Champs-Élysées. « Ma responsabilité, c’est aussi de protéger mes forces », dit-il. Ses neuf mois comme ministre de l’Intérieur ont montré que cet « aussi » était en fait un « surtout ». Il fait plus que protéger, il couvre… Ou félicite. La semaine dernière, Mediapart révélait l’existence d’une promotion exceptionnelle « gilets jaunes » de la médaille de la sécurité intérieure, qui récompense les services « particulièrement honorables » ou les actions « revêtant un éclat particulier ». Cette année, être officier et avoir participé aux opérations de maintien de l’ordre suffit. Le bilan – 315 blessures à la tête, 24 éborgnés, 5 mains arrachées et 1 mort (1) – est assumé comme un coût acceptable car ils ont tenu bon. Parmi les plus de 9 000 lauréats, les noms de certains s’entendent comme des insultes : une médaille pour l’un des CRS ayant tabassé des manifestants dans un Burger King ; une autre pour le chef des opérations à Nice, responsable de la charge qui a laissé Geneviève Legay au sol ; une autre pour un policier auditionné dans l’enquête sur le décès de Zineb Redouane.

La Place Beauvau a eu beau se défendre en déclarant que, si un agent venait à être sanctionné, la médaille lui serait retirée, l’affichage est clair. La semaine dernière, Libération recensait près de 400 enquêtes ouvertes visant des policiers et des gendarmes. La prudence aurait été de bon ton, Christophe Castaner préfère la confiance aveugle. Le 16 juillet, lors d’une séance devant la commission des lois de l’Assemblée, Ugo Bernalicis (LFI) l’interpelle – « Où est Steve ? » – puis expose longuement les états de service du ministre. « Il n’y a pas de questions dans votre propos », rétorque sèchement Castaner. « Les forces de l’ordre et les manifestants ne sont pas deux bandes rivales », poursuit-il, piqué au vif, avant de reprocher au député insoumis d’en avoir choisi une. La remarque prêterait à sourire si elle ne venait pas du principal artisan de cette dérive. La rivalité existait déjà depuis longtemps dans les quartiers populaires. Le maintien de l’ordre dans les manifestations – à aucun moment remis en question – a sorti ce ressenti des banlieues et l’a installé jusqu’au cœur des grandes villes.

Pierre après pierre, le « premier flic de France » a consolidé les remparts de son camp, protégé par le mur bleu du silence. Intervention après intervention, le fossé se creuse. À Mantes-la-Jolie en décembre, lors d’une manifestation lycéenne, des élèves sont interpellés, mis à genoux, les mains sur la tête. « Voilà une classe qui se tient sage », se moque un policier en train de filmer la scène d’humiliation, visiblement fier. Aux personnes scandalisées devant de telles images, Castaner demande de prendre du recul, de prendre en considération le « contexte » de troubles à l’ordre public.

Un discernement à géométrie variable quand vient le 1er mai. « Ici, à la Pitié-­Salpêtrière, on a attaqué un hôpital. […] Indéfectible soutien à nos forces de l’ordre : elles sont la fierté de la République. » Rapidement démenti par les images et plusieurs témoignages du personnel de l’hôpital, le ministre de l’Intérieur s’excuse à demi-mot de son tweet. Il aurait mal choisi le terme « attaque ». Un choix instinctif selon lui, bien qu’il soit pointilleux dans sa sémantique. Lui-même pesait ses mots, lourds de sens, quand il maintenait plein d’aplomb : « Je n’ai jamais vu un policier ou un gendarme attaquer un manifestant ou attaquer un journaliste. »

Castaner donne une dimension comique à cette tragédie quand, par pleutrerie, il sort le chéquier pour acheter la paix sociale avec ses propres hommes, en janvier. Un comique presque ridicule quand des journalistes le questionnent sur le gazage à bout portant de militants écolos sur le pont de Sully, obtenant comme seule réponse : « Les modalités m’ont interrogé. » Mais le rire s’efface toujours quand revient cette question déchirante : « Où est Steve ? » Une question en amène d’autres. Le pays comptait déjà ses mutilés, devra-t-il maintenant compter ses morts ? Qui en sera comptable, puisque le ministre délaisse le service de l’État pour celui de ses troupes ?


(1) Décompte de David Dufresne sur Mediapart : « Allô Place Beauvau ? C’est pour un bilan ».

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