Extinction Rebellion : Les rebelles du vivant

Le mouvement Extinction Rebellion a lancé une semaine de mobilisation internationale pour sensibiliser les politiques à l’urgence climatique. Récit d’une semaine d’actions au cœur de Paris.

Vanina Delmas  • 16 octobre 2019 abonné·es
Extinction Rebellion : Les rebelles du vivant
© photo : La contestation d’Extinction Rebellion est aussi visuelle, chantante et festive.crédit : Marie Magnin AFP

Sous le soleil d’automne, l’ombre d’un voilier s’avance doucement dans Paris pour accoster sur le pont au Change, entre la place du Châtelet et l’île de la Cité. Ce petit bateau bleu ne flotte pas sur la Seine mais roule sur les pavés. Sur ses flancs, une inscription franco-bretonne : « La mer se meurt/O vervel man ar amor. » Cette scène abracadabrante a donné le coup d’envoi d’un ballet encore plus surréaliste : des dizaines de personnes sont passées en quelques secondes de touristes à activistes, s’allongeant par terre, enfermant leur bras dans des arm-lock, des tubes reliés à un bloc de béton, les rendant ainsi particulièrement difficiles à déloger. Des ballots de paille et des pots de fleurs sont disséminés dans tout le quartier pour couper la circulation. Des tentes multicolores poussent comme des champignons sur l’asphalte, laissant présager une installation pérenne. Nom de l’opération : « Occupation pour la suite du monde  ». Acteurs : Extinction Rebellion (XR).

Lundi 7 octobre, la Rébellion internationale d’octobre (RIO) a éclaté pour dénoncer l’inaction « criminelle » des gouvernements face à l’urgence climatique. Quatre revendications sont clamées dans le monde entier : « Dire la vérité sur la reconnaissance de la gravité et de l’urgence des crises écologiques actuelles ; la réduction immédiate des émissions de gaz à effet de serre pour atteindre la neutralité carbone en 2025 ; l’arrêt immédiat de la destruction des écosystèmes océaniques et terrestres ; la création d’une assemblée citoyenne chargée de décider des mesures à mettre en place pour atteindre ces objectifs et garante d’une transition juste et équitable. »

Au fil des heures et des jours, les alentours du Théâtre du Châtelet se transforment en zone autogérée : une cantine pour stocker et cuisiner les aliments récupérés, une bagagerie pour garder les sacs, un point info où on trouve le programme mis à jour quotidiennement au gré des envies des participants, des toilettes sèches, une zone de gratuité… Les points de blocage sont baptisés : Mistral gagnant, les Trois-Mâts, le Saloon… Le « Village apaisé » s’enrichit chaque jour des propositions de ses habitants ou visiteurs. Un savant mélange des mouvements d’occupation des places, comme Occupy ou Nuit debout, et de la créativité forgeant les ZAD, notamment celle de Notre-Dame-des-Landes. La carte postale parisienne est agrémentée de banderoles éloquentes – « Amour et rage » ou « Quand l’espoir meurt, l’action commence » – et de nombreux drapeaux marqués d’un sablier enfermé dans le rond de la Terre peint en noir, emblème d’Extinction Rebellion.

Urgence climatique

« Pourquoi vous bloquez Paris ? Ce n’est pas la bonne méthode pour protester. Et du pétrole, il y en a des stocks, des nouvelles technologies aussi. Les jours difficiles, comme vous dites, ne sont pas pour tout de suite ! », clame une dame âgée agacée, qui s’arrête tout de même pour faire valoir son point de vue à un couple. Alice et Kynes ne sont pas des écologistes nés de la dernière pluie. Ils militent depuis des années – manifestations, pétitions, marches pour le climat – mais ne peuvent que constater l’inutilité de ces « pansements », alors qu’il faut « préparer les temps rudes qui arrivent ». Ils ont donc posé un jour de congé pour cette occupation. « Il faut en finir avec la mythologie mortifère de la croissance, revenir à de la sobriété et apprendre à vivre différemment tout en gardant notre humanité », assène Kynes. « Tout s’accélère mais la prise de conscience de l’urgence n’est pas encore générale. Le “business as usual” n’est plus possible et j’ai l’impression que XR se donne les moyens de bouger les lignes », détaille Alice, qui avoue que c’est pour sa fille de 14 ans qu’elle a finalement décidé de s’engager dans la désobéissance civile.

Avant de devenir un mouvement mondial, Extinction Rebellion était une campagne du collectif britannique Rising up ! agissant pour un « changement de système politique et économique », et voulant troquer les manifestations contre des actions de désobéissance civile. XR a fait sa déclaration de rébellion devant le Parlement à Londres, le 31 octobre 2018 : 1 500 personnes l’ont écoutée et applaudie. Deux semaines plus tard, ils étaient 6 000 à bloquer cinq ponts de la Tamise. Dans la foulée, les gouvernements de l’Écosse, du Pays de Galles et le Parlement britannique ont déclaré l’urgence climatique. En moins d’un an, les rangs des « rebelles » ont gonflé. La France ne fait pas exception. Depuis la déclaration de rébellion du 24 mars 2019, les inscriptions aux formations à la désobéissance civile et la naissance de groupes locaux se multiplient. Difficile de compter les troupes, mais environ 8 000 personnes sont inscrites sur la Base, leur forum de discussion.

Quand Luciole* a participé à la première réunion XR à Tours cet hiver, ils étaient une petite dizaine. Aujourd’hui, ils sont une soixantaine à être vraiment actifs. La moitié a fait le déplacement jusqu’à Paris, reconnaissables à leur bandeau aux motifs tropicaux, et les autres ont transformé la fontaine de l’hôtel de ville de Tours en fontaine de sang. Son gilet orange de peace-keeper sur le dos, Luciole remplit sa mission d’informer les passants sur les raisons de l’action en cours. « Extinction Rebellion mise vraiment sur le collectif. Dans la plupart des associations, la stricte hiérarchie descendante n’incite pas à s’engager pleinement, et les branches locales ne peuvent rien organiser sans l’aval de la direction parisienne », détaille Luciole, passée chez Greenpeace.

L’horizontalité attire de nombreux militants aguerris ou encore jeunes pousses, ainsi que l’accueil inconditionnel de toutes les forces vives à partir du moment où elles respectent le principe de non-violence absolue. « Tout le monde est utile dans une communauté, chacun s’engage à sa façon, décrypte Sarah, 34 ans, qui met à profit ses talents de communicante pour XR. Ceux qui ne craignent pas les risques juridiques pouvant aller jusqu’à la prison deviennent les bloqueurs, en première ligne face aux forces de l’ordre. Ceux qui se sentent plus à l’aise dans le dialogue peuvent être peace-keepers, médiateurs ou contacts police. Nous avons aussi des street medics, une équipe logistique, des anges gardiens qui veillent sur les bloqueurs, sans oublier tous les artivistes. »

Expression libre

La contestation d’Extinction Rebellion est aussi visuelle, chantante, festive. La musique résonne partout, du côté du collectif de DJ’s GAF (give a fuck now), de la batucada Bloco Verde ou du chœur, reconnaissable à son bandeau orange, symbole du feu. « Nous sommes la rage du phacochère, les défenses de l’éléphant, la colère de l’orang-outan, la carapace de la tortue, nous sommes la nature qui se défend », chantent-ils à la moindre occasion, même lorsque la police déloge les bloqueurs. Méthode d’apaisement des tensions en musique. Ce chœur francilien, jovial et vaillant, n’a pas encore de nom mais il cherche. Les mauvaises langues diront que cela ressemble plus à un festival qu’à un lieu de luttes. Mais l’imaginaire travaille à toute vitesse chez XR, permettant de dessiner un autre monde grâce à la philosophie de l’entraide et la culture régénératrice (lire ci-dessous).

La dimension spirituelle du mouvement libère la parole et accélère la thérapie personnelle permettant d’accepter l’urgence climatique, l’effondrement, de se remettre en question. À 28 ans, Clément s’est engagé dans XR pour mener des « actions impactantes, quitte à finir en garde à vue ». Discours qu’il n’aurait pas tenu deux ans auparavant, quand il était responsable marketing dans le monde du vélo : « Mon rôle était d’acheter le moins cher possible pour revendre le plus cher possible. Toutes les dérives du capitalisme… », résume-t-il. Son cheminement intérieur est progressif, sa prise de conscience écologique et sociale grandit et il ne supporte plus cette dissonance cognitive. Il part en voyage à vélo à travers l’Asie pendant neuf mois, et en revient transformé. « Les discours sur la collapsologie m’ont paru moins farfelus qu’avant. J’avais déjà testé les marches pour le climat, la fuite avec mon voyage, j’avais besoin d’agir différemment, alors j’ai rejoint XR. »

Comme lui, ils sont nombreux à ne plus trouver de sens dans leur vie professionnelle, contraire à leurs convictions, et à démissionner. Yannis, 25 ans, avait le profil parfait de la réussite selon les critères sociaux en vigueur : bac mention très bien, école de commerce, banquier. La lecture du rapport du Giec en 2018 a changé sa vision des choses. « J’ai tout quitté pour la beauté et la justice », glisse-t-il, énigmatique. En clair, il a quitté son métier de banquier pour le théâtre et la lutte pour la justice climatique et sociale. « Il faut désobéir partout ! Si tu n’es pas dérangeant, rien ne change. XR mise sur la bienveillance, l’apprentissage permanent et des actions percutantes pour se faire connaître et entendre. C’est une bataille de communication ! »

Actions politiques

Leur but était de créer un rapport de force avec le gouvernement mais la semaine est passée sans déchaîner de réactions. Seule exception : l’ancienne ministre de l’Environnement, Ségolène Royal, a appelé à « réprimer très rapidement ces groupes violents » qui, selon elle, instrumentalisent l’écologie. Une question brûlait toutes les lèvres place du Châtelet : mais que fait la police ? À part ériger des barrières anti-émeute entre le pont au Change et l’île de la Cité, rien. Au bout de trois jours, certains commencent à trouver que leur action n’est pas aussi coup-de-poing que l’objectif initial. Des blocages spontanés de grandes enseignes (McDonald’s, C&A, Starbucks, KFC…) ont réveillé le mouvement. La zone d’occupation s’est élargie jusqu’à la rue de Rivoli, paralysant la circulation, sauf celle des vélos, des piétons et des véhicules d’urgence. Le camion Total a dû faire demi-tour. La police a laissé faire. Les rumeurs de négociations entre le mouvement et la préfecture ont émergé. Aussitôt réfutées.

Les forces de l’ordre n’ont réagi que lors de la vélorution du vendredi, qui a tenté de bloquer la place de l’Étoile, et pour l’action de blocage devant l’Assemblée nationale, clôture de cette semaine. Sur place rapidement, les CRS se sont alors déployés autour des bloqueurs pour les dégager un par un, parfois en les traînant par terre au lieu de les porter, ont empêché un camion rempli de branches, de terre et de feuillages d’être vidé, et ont nassé pendant plus de six heures les activistes sur le pont de la Concorde. Mais rien de comparable avec la violence exercée sur le pont de Sully, en juin dernier. « Ces images de militants écolos non violents, gazés en plein visage, ont fait le tour du monde. Ce n’est pas bon pour l’image du président Macron, champion de la Terre ! », affirme un activiste. Un autre pense que c’est une stratégie perfide du gouvernement pour totalement invisibiliser leurs actions et donc leur message. D’autres s’interrogent sur ce « traitement de faveur » envers les écolos, en comparaison aux samedis terribles que connaissent les gilets jaunes.

Lors des AG, dans les groupes de discussions et sur les réseaux sociaux, les critiques pleuvent quant au message politique que délivre XR sur la convergence des luttes. Le contexte social bouillonnant de la France depuis plusieurs années est ravivé depuis un an avec les gilets jaunes. Ces derniers ont été accueillis et ont construit leur cabane place du Châtelet. Et en prélude à cette semaine de rébellion, l’occupation, le 5 octobre, du centre-commercial Italie 2 par divers collectifs (Comité de libération et d’autonomie queer, Youth for Climate France, Désobéissance écolo Paris, le comité Vérité et justice pour Adama, des gilets jaunes…) semblait prometteur. Mais des histoires de tags effacés, ou de slogans sur les violences policières déplacés, en ont crispé certains. « Ne pas accepter que lors de toute occupation joviale une diversité de paroles puisse foisonner, c’est refuser une liberté d’expérimentation politique en lui préférant une image policée, médiatiquement acceptable, au service d’une stratégie de com’ », leur reproche le groupe Désobéissance écolo Paris.

Se diviser ne serait pas stratégique, la mobilisation de masse étant l’une des clés de la réussite de ces actions de désobéissance civile. Tenir sur la durée devait également l’être mais l’un ne va pas sans l’autre. Premier couac : l’action du jeudi intitulée « Demain, tous migrants » a été annulée au dernier moment en raison d’une présence policière trop importante comparée au nombre de militants. L’action finale devant l’Assemblée nationale, le samedi 12 octobre, a tenu une petite heure, par manque de forces. Malgré cela, cette RIO à la française a marqué les esprits et apparaît comme un entraînement intensif pour les prochaines actions XR. Une stratégie de l’économie des forces, de la pérennité de la tâche à accomplir, à l’image des fourmis que des artivistes XR dessinent sur le sol, partout où ils passent, symbole du « vivant qui se rebelle ».

(*) Les noms ont été changés.


Rébellion mondiale

La semaine internationale de rébellion lancée aux quatre coins du monde le 7 octobre n’a pas eu la même intensité partout. En Angleterre, terre d’origine du mouvement Extinction Rebellion, les blocages se sont multipliés : rues et ponts autour du palais de Westminster, siège du Parlement britannique, Trafalgar Square et le London City Airport, pendant quelques heures. Certains ont passé une nuit au marché des viandes Smithfield, d’autres ont ciblé le siège de la BBC. La police annonce plus de 1 300 arrestations. À New York, les militants ont pris part à une « marche funèbre pour le climat », déversant de la peinture rouge sang sur le taureau de Wall Street. Trente interpellations pour cette action. Aux Pays-Bas, 130 personnes ont été arrêtées lors du blocage du pont Blauwbrug à Amsterdam. À Pretoria, en Afrique du Sud, les militants se sont mobilisés devant le département des ressources minières pour dénoncer la politique du tout-charbon. À Bruxelles, les forces de l’ordre ont utilisé des canons à eau et du gaz au poivre pour faire reculer les manifestants déterminés à investir les jardins du palais royal pour organiser des assemblées et des débats. Des images montrent notamment l’ancien rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l’alimentation, Olivier de Schutter, face à un policier qui tend un spray au poivre. Plus de 300 personnes ont été arrêtées.

Joanna Macy et la culture régénératrice

Le mouvement Extinction Rebellion place la culture régénératrice au cœur de sa philosophie. En clair : prendre soin de soi, des uns et des autres, de la planète. Parmi les références citées spontanément par les militants, Joanna Macy. Fervente activiste antinucléaire et adepte du bouddhisme, cette éco-psychologue américaine de 90 ans défend l’idée d’entraide pour faire face à l’effondrement de la planète, qui engendre naturellement désarroi, frayeur ou colère. Un changement de cap nécessaire d’abord sur le plan personnel, puis collectif, pour affronter ce qu’elle appelle « le grand tournant » : elle prône un « passage radical d’une société de croissance industrielle autodestructrice à une société compatible avec la vie » fondée sur l’empathie, condition essentielle pour la sauvegarde du vivant.

Écologie
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