Étudiants : génération sacrifiée ?

De Parcoursup à l’hyper-compétitivité en passant par des conditions de vie dégradées et un monde du travail fragilisé, les jeunes subissent de plein fouet la précarisation.

Nadia Sweeny  • 20 novembre 2019 abonné·es
Étudiants : génération sacrifiée ?
© Jan Kolar-Vui/Unsplash/AFP

M algré nos difficultés, on ne s’attendait pas à ce qu’il fasse ça », lance Walid (le prénom a été modifié), 23 ans, camarade d’Anas K.,qui s’est immolé devant le Crous de Lyon, le 8 novembre. Le geste désespéré de l’étudiant en sciences politiques, âgé de 22 ans, a choqué. « Quand je l’ai appris, le temps s’est comme arrêté. Puis on a fait attention à ce que d’autres ne soient pas tentés de faire pareil : on est un groupe, on a tous des problèmes financiers et administratifs. On reste soudés, continue Walid, syndiqué comme Anas chez Solidaires_. Je me suis plongé dans l’organisation de la mobilisation pour ne pas trop y penser. »_ Desregroupements se sont organisés dans plusieurs villes de France derrière le slogan « La précarité tue ». À Lyon, évidemment, mais aussi à Paris, où le ministère de l’Éducation supérieure a été pris pour cible, ou encore à Lille, où une conférence de François Hollande, venu faire la promotion de son livre, a été annulée, tandis que des exemplaires ont été déchirés, alors qu’Anas était toujours dans le coma le 18 novembre.

Des blocages d’université continuent de s’organiser partout sur le territoire. Devant la colère et par peur d’une contagion, Gabriel Attal, secrétaire d’État à la Jeunesse, a fini par recevoir les syndicats étudiants une semaine après le drame, sur demande expresse du Premier ministre, mais aucune mesure n’a été annoncée. Gabriel Attal refuse de revoir à la hausse les bourses – revalorisées de 1 % en 2019 après trois ans de gel – et renvoie à l’arrivée du revenu universel d’activité,qui devrait fusionner les minima sociaux et rendre leur versement automatique.

Le gouvernement peine à prendre la mesure de l’événement. Sa portée politique, mais aussi ce qu’il dit du mal-être des jeunes. Pourtant, le message d’Anas laissé sur Facebook quelques heures avant son geste est clair. Certes, il déplore la perte de sa bourse de 450 euros par mois, supprimée à cause de son deuxième redoublement, mais il exprime aussi sa perte de confiance dans l’avenir, pointant la précarisation globale de la société et accusant Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron « de (l)’avoir tué » : « Doit-on continuer à survivre comme nous le faisons aujourd’hui ? Et après ces études, combien de temps devrons-nous travailler pour une retraite décente ? Pourrons-nous cotiser avec un chômage de masse ? » demande-t-il.

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Des questions et des angoisses qui engagent la société tout entière. La précarité tue et elle touche des étudiants au bord du gouffre. « Anas était comme moi dans une sorte d’errance, il tournait un peu entre chez sa copine et chez ses potes. Il attendait la réponse de son aide d’urgence », se souvient Walid, étudiant en sciences humaines, qui a lui aussi perdu sa bourse de 450 euros cette année. « J’ai eu des problèmes de santé, je n’ai pas pu valider ma licence et ma bourse m’a été supprimée. »

Walid avait utilisé son « droit au redoublement » dans le cadre d’une réorientation. « À la sortie du lycée, j’ai voulu entrer en IUT de -journalisme, mais je n’ai pas eu les concours. Mes professeurs m’ont conseillé de faire psycho. Je me suis retrouvé là par défaut. J’ai passé une année à chercher autre chose, j’ai fini par entrer en sciences humaines. J’ai perdu une année, je suis en retard sur les autres. » Un « échec » qui pèse lourd dans un système éducatif où l’objectif reste la sélection de l’élite de demain. « Les dernières réformes de l’orientation, comme la mise en place de Parcoursup, entérinent une mise en système de notre école qui repose uniquement sur le résultat scolaire, les notes, explique Jean Guichard, professeur émérite de psychologie au Cnam. Ce principe élitiste de l’orientation consiste en une sélection qui va progressivement renvoyer ceux qui ne correspondent pas aux critères de cette élite vers les filières les moins valorisées. »

Pour les étudiants, le stress de « ne pas en être » grandit à mesure que la sélection s’affine. Ils tentent de mettre en place des stratégies de parcours dans un système qui renforce les inégalités : « On a réaffirmé le principe de la reproduction sociale, affirme Jean Guichard. Il y a deux visions extrêmes de l’organisation de l’école à l’échelle d’un pays : le modèle -finlandais, qui prend en compte l’intelligence multiple et permet à chaque élève de développer son talent, et puis le modèle français, qui considère et ne valorise qu’une seule forme de savoir et d’intelligence, et qui va s’attacher à dégager une élite consacrant la réussite de la nation. C’est l’élitisme républicain. » Un système inégalitaire qui ne fonctionne pas.La dernière étude Pisa (1) est implacable : la Finlande culmine, la France traîne. Alors que le pays nordique a considérablement réduit les disparités sociales, l’Hexagone est l’un des pays les plus inégalitaires de l’OCDE, où la relation entre revenu des parents et avenir de l’étudiant est la plus forte.

Épiceries solidaires

« Je suis allé voir une assistante sociale pour faire un recours et tenter de récupérer ma bourse, mais je n’entre pas dans les cases. La rectrice de l’académie [qui a le dernier mot sur la décision de débloquer les bourses – NDLR] nous a expliqué qu’elle signait beaucoup d’avis défavorables parce que le Crous n’avait pas les moyens de filer des bourses », continue d’expliquer Walid.Depuis, il est retourné chez ses parents et travaille dans une station de ski les week-ends pour payer son transport, ses livres, son téléphone… « Je fais le ménage de 8 heures à 20 heures. Je suis crevé, mais je n’ai pas le choix. »

Le coût de la vie augmente et la bourse, pour les élèves toujours éligibles, ne suit pas. D’autant que s’ajoutent divers problèmes administratifs qui fragilisent encore un peu plus les boursiers. Omar, en licence à Paris-Dauphine, n’a jamais reçu sa bourse à l’heure depuis deux ans : « Nous sommes mi-novembre et je n’ai toujours pas touché mon paiement de septembre. Ça nous met dans des situations très difficiles. »

Claire, elle aussi étudiante à Dauphine, se souvient avoir hébergé une copine qui s’était fait expulser de son logement à cause d’un retard de loyer dû au fait que sa bourse n’avait pas été versée. « Certes, après ils remboursent, mais une fois qu’on est dehors, on est dehors ! » lance-t-elle. Un simple retard peut donc avoir des conséquences désastreuses. En Île-de-France, le coût mensuel de la vie étudiante grimpe jusqu’à 1 270 euros par mois, le montant des loyers constituant une bonne partie des dépenses obligatoires et les places en résidence universitaire (19 228 logements pour 678 159 étudiants dans la région) restant insuffisantes. Dans ce contexte, la baisse de 5 euros de l’APL n’est pas anodine : 800 000 étudiants la touchaient en 2017.

« Ça fait trente-huit ans que j’enseigne et je vois bien la situation se dégrader, témoigne Stéphane, enseignant à la Sorbonne venu avec des collègues, ce 12 novembre, rendre hommage à Anas devant le Crous de Paris. Les étudiants travaillent pour survivre, ils ne viennent plus aux travaux pratiques pour pouvoir aller bosser. Certains n’ont pour seul repas que celui que le Crous leur fournit, et il n’y a pas de repas pour tout le monde », déplore-t-il. « Des étudiants s’échangent leurs lits : ils font des roulements pour partager au maximum un loyer parisien extrêmement élevé, renchérit Chloé, agent administratif à la Sorbonne. La précarité des parents s’est accentuée : ils ne peuvent plus aider leurs enfants comme avant. C’est l’ensemble de la précarisation du monde du travail qui a des répercussions directes sur les étudiants. »

Une situation dont les associations qui viennent en aide aux plus précaires se font l’écho. Depuis 2011, les Agoraé – épiceries solidaires ouvertes aux étudiants précaires – se sont multipliées, alors que le Secours populaire développe aussi des antennes étudiantes un peu partout sur le territoire. « En quelques années, nous avons vu arriver une vague de misère avec la présence de nouvelles victimes de la précarité : les personnes âgées, les familles monoparentales, mais aussi les étudiants, constate Christian Lampin, secrétaire national du Secours populaire, chargé de la jeunesse. Ces quatre dernières années, nous avons multiplié par quatre les antennes étudiantes. C’est triste à dire, mais il y a une vraie demande. »

Enseignants et personnel se retrouvent démunis. « On n’a quasiment aucun moyen d’action, on oriente les jeunes vers la bourse d’urgence du Crous, qui peut débloquer jusqu’à 200 euros. C’est bien mais, concrètement, qu’est-ce que vous faites avec 200 euros ? » demande Chloé. « Les étudiants précaires parlent rarement de leur situation mais, en outre, on n’arrive plus à créer des liens privilégiés avec eux : les groupes de travaux dirigés sont passés de 25 à 40 élèves, s’agace Stéphane. On essaye d’agir à notre niveau : en tant qu’enseignant, je ne fais plus l’appel pour ne pas qu’ils perdent leur bourse pour raisons d’absence. »

Moins d’emplois en CDI

Une vie étudiante transformée en parcours du combattant et qui, pourtant, aboutit de moins en moins à une entrée sereine dans le monde du travail. Le diplôme ne protège plus autant contre le chômage et la précarité. D’après un rapport du Centre d’études et de recherches sur les qualifications (Céreq), la génération sortie d’études en 2010 a subi de plein fouet les répercussions de la crise de 2008 : 17 % de ces jeunes ont une trajectoire dominée par du chômage persistant ou récurrent, contre 11 % en 1998. La situation est pire pour les non-diplômés : leur part du temps passé en emploi sur les sept dernières années s’est effondrée de 65 % à 46 % par rapport à leurs aînés.

Pour les jeunes diplômés, le constat est moins violent mais va dans le même sens : baisse des emplois en CDI, augmentation du cumul de contrats courts qui retarde et rend plus difficile une stabilisation professionnelle, sans oublier une perte de revenus : « Les derniers salaires perçus, après environ six ans d’expérience accumulée, sont inférieurs aux salaires perçus par leurs homologues en 1998. »

D’après le Céreq, la « génération 2010 » a deux fois moins de chances d’être cadre que les précédentes, et cela ne va pas en s’améliorant : « Les jeunes diplômés de l’enseignement supérieur, de plus en plus nombreux, voient baisser leurs chances d’accéder au statut de cadre et de bénéficier d’une rémunération que leur niveau d’études semblait justifier pour les générations précédentes. » Des sacrifices de plus en plus durs, pour des espoirs qui s’effondrent. Pas étonnant que de nombreux syndicats étudiants – Solidaires, Unef, etc. – multiplient les mobilisations et réfléchissent aux modalités d’un ralliement au mouvement social du 5 décembre contre la réforme des retraites.

(1) Programme international pour le suivi des acquis des élèves, qui mesure l’efficacité des systèmes éducatifs.

Société Éducation
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