« Gloria Mundi », de Robert Guédiguian : Une ère glaciaire

Dans _Gloria Mundi_, Robert Guédiguian met en scène les conséquences de l’assimilation par les classes populaires de la logique néolibérale. Une œuvre puissante et somptueuse.

Christophe Kantcheff  • 20 novembre 2019 abonné·es
« Gloria Mundi », de Robert Guédiguian : Une ère glaciaire
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Il fait sacrément froid dans le nouveau film de Robert Guédiguian, et pas seulement parce qu’il se déroule au mois de décembre. Gloria Mundi est une tragédie renouant avec les films les plus noirs du cinéaste, tel La Ville est tranquille (2000). Mais, il y a vingt ans, ses personnages n’étaient pas encore contaminés par le discours néolibéral ambiant. Désormais, le peuple que montre Guédiguian s’est noyé « dans les eaux glacées du calcul égoïste », selon la formule de Marx et Engels dans Le Manifeste du parti communiste, un des livres de chevet du réalisateur. Aurait-on pu imaginer qu’un jour une mère de famille, Sylvie, incarnée par Ariane Ascaride – récompensée pour ce rôle par le prix d’interprétation à la Mostra de Venise –, appellerait à ne pas faire grève et lancerait à un délégué syndical, noir de peau, que ceux qui le suivent appartiennent à sa « tribu » ? Les loups sont entrés dans la ville…

La ville, c’est Marseille ; cela pourrait se passer ailleurs. Pas d’Estaque ni de lieux « typiques », mais des quartiers « pourris » – le terme revient dans le film –, entravés par les flots de circulation, encore sens dessus -dessous malgré la rénovation, qui se manifeste surtout par une immense tour ultramoderne, inaccessible dans sa verticalité, alors qu’en bas le commun est à ras de terre. C’est d’ailleurs ce que dit Sylvie, qui est femme de ménage : prendre de la hauteur lui est impossible.

Sylvie est mariée à Richard (Jean-Pierre Darroussin), chauffeur de bus. Ils ont élevé deux filles. Aurore (Lola Naymark), qui est en couple avec Bruno (Grégoire Leprince-Ringuet). Tous deux tiennent un magasin de revente d’objets, au nom édifiant, « Tout cash », où l’on vient récupérer 5 ou 10 euros contre un grille-pain cassé ou un sac usé. Et sa demi-sœur, Mathilda (Anaïs Demoustier), vendeuse stagiaire, dont le compagnon, Nicolas (Robinson Stévenin), est chauffeur Uber.

Ces gens l’ignorent mais ils courent à leur perte. Non seulement parce qu’ils sont écrasés par les conditions de (sur)vie réservées à ceux qui n’ont aucun capital, mais parce qu’ils s’en font les complices. Ils croient dans les vertus de la compétition, de l’auto-entrepreneuriat, et n’ont aucun scrupule à tirer profit de plus pauvres qu’eux ou à acquiescer aux méthodes les plus scélérates ; « Ma patronne va me virer pour reprendre une autre vendeuse à l’essai, une Roumaine ou une Polonaise. Je ferais la même chose à sa place », lâche Mathilda.

Robert Guédiguian ne rend pas ces personnages totalement abjects. Ce serait une facilité, éthiquement douteuse, de la part d’un cinéaste en position de surplomb. Passé maître dans le film choral, le cinéaste accorde à chacun une singularité avec sa part d’humanité qui surgit çà et là, y compris chez les plus antipathiques. En outre, le film s’ouvre sur la naissance de la fille de Mathilda et de Nicolas. Ce sont des plans d’accouchement somptueux, qui rendent ouvertement hommage (avec les mêmes perspectives et la même musique de Verdi) au court-métrage Vie (1993), d’un grand cinéaste arménien méconnu, Artavazd Pelechian. Cette naissance inaugurale étend symboliquement sa lumière jusqu’au tréfonds des âmes assombries. Et ce bébé, nommé Gloria, constitue le point d’ancrage d’une solidarité encore en vigueur au sein de cette famille, bien que, même ici, l’entraide s’avère défaillante.

Un personnage, toutefois, sort du lot. Daniel (Gérard Meylan), un amour de jeunesse de Sylvie, le géniteur de Mathilda, libéré après avoir purgé une longue peine à la suite d’un meurtre commis pour défendre un ami. Dans un Marseille grouillant de monde, Daniel ne semble plus prendre part à l’agitation de la vie, passant d’une cellule de prison à une chambre d’hôtel en tous points identiques, ayant trouvé la liberté non pas dehors mais dans les haïkus qu’il compose. Longtemps retiré des affres de la société, il pose sur elle, et en particulier sur la famille de Sylvie et de Gloria, sa petite-fille, un œil compatissant. Daniel, interprété par un Gérard Meylan souverain, est d’ailleurs avant tout un regard, une présence presque désincarnée mais protectrice. Le seul moment où, à l’écran, Daniel a un corps, c’est quand il se baigne à la sortie du Vieux-Port, sur le dos, les bras en croix : la dimension christique, sacrificielle, du personnage est plus que suggérée.

En même temps qu’il atteint un point ultime d’intensité dramatique, le film émet une réflexion sur le devenir des classes populaires si l’individualisme continue d’y progresser. De la même manière que s’y rencontrent le prosaïsme et le don de soi. La puissance dialectique du cinéma de Guédiguian participe de sa grandeur. Sur sa portée politique aussi, Gloria Mundi n’est pas univoque. Ce serait une œuvre désespérée si on n’y retenait que cette proposition : l’humanité souffrante, ou exploitée, a besoin d’un sauveur. Plus qu’un désespoir, on peut y lire une exigence. L’époque que nous vivons requiert de chacun un examen de conscience, et de tous le dépassement des confrontations intestines. Est-ce une tâche surhumaine ?

Gloria Mundi, Robert Guédiguian, 1 h 47. En salle le 27 novembre.

Cinéma
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