Retraites : Tout le monde sera touché

Le gouvernement instrumentalise le Conseil d’orientation des retraites pour justifier un plan d’austérité drastique. Décryptage.

Nadia Sweeny  • 27 novembre 2019 abonné·es
Retraites : Tout le monde sera touché
© Christophe Archambault/AFP

Certains l’appellent la réforme avant la réforme. Sous le prétexte de la recherche d’un équilibre financier avant le changement de système, le gouvernement cherche à durcir le régime actuel dès 2020, bien avant la réforme systémique du régime des retraites prévue pour 2025. C’est pour justifier ce virage austéritaire que le Premier ministre a sollicité le Conseil d’orientation des retraites (COR) – dont le rôle, depuis sa création par la loi Touraine, votée en 2014, vient d’être de fait élargi.

« Le COR n’avait jamais fait de rapport de commande, s’étonne Michaël Zemmour, maître de conférences en économie à l’université Paris Panthéon-Sorbonne. Le gouvernement instrumentalise cet outil pour mettre en scène le déficit et imposer des économies drastiques dès 2020. »

Emmanuel Macron a confirmé lors de son passage, début octobre, à Rodez : « Si le COR nous dit : “il manque 8, 10 milliards”, on devra dire “il faut travailler un peu plus longtemps, ça, c’est tout à fait vrai”. S’il nous dit “c’est à l’équilibre en 2025”, on n’aura pas besoin de (le) faire. » Or, compte tenu de la commande gouvernementale, la conclusion du COR montre, sans surprise, un déficit allant de 17 milliards d’euros pour le pire scénario à 8 milliards pour le meilleur.

Un déficit monté de toutes pièces

Mais voilà, les trois « conventions comptables » retenues pour établir le diagnostic sont discutables. Le COR reprend, sans vraiment les remettre en question, les projections gouvernementales. Le pire scénario annonce même un déficit dont la quasi-totalité est liée à la baisse de la masse salariale publique et à une hausse plus faible des salaires de ce secteur – par le gel des points d’indice – et donc des cotisations.

« C’est la double peine : les salaires stagnent, les effectifs publics décroissent : c’est un argument pour baisser les retraites », s’agace le « Réseau retraite », un groupe d’associations et d’organisations syndicales (1) réunies pour donner une autre analyse technique de la problématique des retraites.

À quoi joue la CFDT ?

Comme d’habitude, oserait-on dire, la CFDT joue l’arbitre dans le bras de fer qui se prépare entre le gouvernement et le mouvement social qui gronde autour de la réforme des retraites. Le syndicat soutient le principe d’une réforme systémique, mais s’agace du flou artistique qui règne autour du contenu ainsi que de la possibilité, de plus en plus probable, d’une réforme paramétrique dès 2020. Appelant Édouard Philippe à « sortir de l’ambiguïté » et à cesser cette « cacophonie qui cristallise les tensions », Laurent Berger prévient : « Si le gouvernement faisait le choix d’une pure mesure paramétrique, la CFDT s’y opposerait. » Pour montrer ses muscles, la branche cheminots a même annoncé le dépôt d’un préavis de grève pour le 5 décembre. « Nous avions demandé au gouvernement de se positionner avant le vendredi 22 novembre, or nous sommes sortis de nos réunions multilatérales sans aucune annonce », s’agace Rémi Aufrère-Privel, secrétaire général adjoint de la CFDT-Cheminots. Le dépôt d’un préavis sera fait « dans les temps », confirme-t-il à Politis. « Nous ne rejoignons personne ! » tient-il à préciser, mais « ça patauge de partout au gouvernement »… alors il y a encore une chance de peser sur le débat. Et pour les mauvaises langues qui voient dans ce dépôt de préavis une fissure entre la confédération nationale et une partie de sa base, Rémi Aufrère-Privel répond : « Cette décision s’est prise en parfaite concertation avec la confédération nationale, qui a totalement compris notre positionnement. » Circulez, on négocie.

Le COR avoue lui-même que le déficit annoncé dépend d’abord de la manière dont on compte, mais que, en plus, « l’apparition du besoin de financement du système de retraite sur la période de projection résulterait davantage d’une réallocation des ressources au sein des administrations publiques au détriment de l’assurance vieillesse que d’une hausse des dépenses du système, qui restent stables en regard du PIB. »

Rapportée en pourcentage du PIB, la part de ces dépenses « serait stable ou très proche de son niveau de 2018 (soit 13,8 %, NDLR) sur la projection envisagée, c’est-à-dire jusqu’en 2030 ». Le déficit ainsi exposé s’apparente à une sorte de construction budgétaire censée justifier une réduction à marche forcée de la dépense publique, en passant par un bouleversement du système actuel des retraites. Une réforme « paramétrique » qui risque de viser directement les individus que le gouvernement avait pourtant promis de ne pas impacter : les retraités et les personnes nées avant 1963, dont le départ à la retraite est imminent.

Pour « rééquilibrer » les comptes, trois leviers sont possibles : augmenter les ressources et donc les cotisations, baisser les pensions ou allonger le temps de travail obligatoire, soit par l’augmentation du temps de cotisation obligatoire, soit par un recul de l’âge de départ légal. Édouard Philippe a martelé sur France Inter, le 21 novembre : « Je ne crois pas acceptable de baisser les pensions ou d’augmenter les cotisations. » Une baisse sèche des pensions n’est pas envisagée, mais une nouvelle désindexation pourrait l’être. Elle pénaliserait les retraités, qui verraient leur pouvoir d’achat baisser jusqu’à 5,5 % d’ici à 2025, selon le pire scénario proposé dans le rapport du COR.

L’autre levier possible : l’âge de départ reporté à 63 ou 64 ans, ou la durée de cotisation, qui pourrait atteindre, d’après le pire scénario du COR, 46,3 ans ! Une ineptie pour nombre d’observateurs : « Quand on augmente la durée de cotisation, la réaction des gens n’est pas forcément de retarder le moment de partir à la retraite, mais d’accepter de toucher moins, affirme Michaël Zemmour. Ils subissent une décote plus forte et ont donc une retraite plus petite. » D’autant que, d’après les chiffres du ministère du Travail, après 60 ans, une personne sur deux n’est déjà plus en emploi. Ce sont 1,5 million de personnes qui stagnent dans une zone grise où elles ne touchent ni salaire, ni retraite. Retarder l’âge de départ aurait pour conséquence de les y maintenir plus longtemps.

« Il y a d’autres solutions, affirme Pierre Khalfa, ancien coprésident de la Fondation Copernic, membre du conseil scientifique d’Attac. On pourrait faire cotiser les revenus financiers, augmenter les salaires (et donc les cotisations), favoriser l’emploi des femmes… » Le COR fait l’hypothèse d’une stagnation du taux d’activité des femmes de 25 à 49 ans, alors qu’il a augmenté depuis 2003. Établir enfin l’égalité -salariale augmenterait les cotisations…

Par ailleurs, conformément à son rôle, le rapport du COR aborde les retraites comme détachées du reste du système social français. Il ne dit pas que la dette sociale sera résorbée d’ici à 2024, rendant disponibles 16 milliards d’euros, que la branche famille sera excédentaire de 3 milliards, l’Unedic de 12 milliards si le taux de chômage est – comme le COR le prévoit – à 7 %… Il ne dit donc pas que, selon les projections du COR, l’ensemble de la protection sociale sera excédentaire de 14 à 23 milliards d’euros en 2025. La situation est donc loin d’être catastrophique.

Préparer à la réforme

L’enjeu semble donc de préparer les Français à la réforme « systémique » à venir. Pour Pierre Khalfa, « le gouvernement cherche à ajuster la société française aux normes du néolibéralisme ».Un choix de société qui promet une précarisation progressive des retraités d’aujourd’hui et de demain. D’après les préconisations du rapport Delevoye, le système « à points » aboutira à une baisse des pensions, contrairement à ce que clame le haut-commissaire aux retraites.

La création d’une « règle d’or » plafonnant l’enveloppe dévolue aux retraites à 14 % du PIB, cumulée à l’augmentation du nombre de retraités, annonce une baisse des pensions. L’indexation du calcul du point à l’espérance de vie aura le même effet. Plus celle-ci augmentera, plus le taux de remplacement (rapport salaire/retraite) baissera, au motif que le retraité est supposé toucher sa pension plus longtemps, devenant ainsi une variable d’ajustement des finances publiques.

L’Institut des politiques publiques en arrive à la même conclusion : « Chaque année, lors de la liquidation des pensions, la hausse de l’espérance de vie se traduit par une baisse du montant de pension issu de la conversion des points acquis pour un âge donné (ou une hausse de l’âge pour obtenir le même montant) (2). »

« Avec le système à points, vous n’aurez aucune garantie de pension », confirme Michaël Zemmour. Résultat : « On va partir plus tard avec moins. Ceux qui le pourront vont se tourner vers la capitalisation de leur épargne retraite. » Tout semble, en effet, préparer la place aux prestataires privés de retraites complémentaires, qui profitent de nouveaux dispositifs légaux et fiscaux avantageux. « Un choix de société est en train de se décider, qui promet de basses retraites, alors que les plus hauts revenus seront protégés par la privatisation de l’épargne. C’est le même processus que pour l’assurance maladie, regrette Daniel Rallet, économiste, lui aussi membre du conseil scientifique d’Attac. La retraite est un droit social, un temps d’émancipation et une promesse d’une vie digne, et pas celle des fins de mois difficiles. »

(1) Attac, la CGT, les Économistes atterrés, la Fondation Copernic, FSU, Unef, Solidaires et le collectif citoyen « Nos retraites ».

(2) « Quelles règles de pilotage pour un système de retraite à rendement défini ? », Antoine Bozio, Simon Rabaté, Audrey Rainet et Maxime Tô, « Rapport IPP » n° 23, 2019.

Travail Économie
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