Un portrait malgré soi

Dans _Je reste roi de mes chagrins_, Philippe Forest imagine une pièce de théâtre mettant en scène les séances de pose entre Churchill et le peintre Sutherland, les deux découvrant qu’ils partagent un même malheur.

Christophe Kantcheff  • 6 novembre 2019 abonné·es
Un portrait malgré soi
© Catherine Hélie/Gallimard

On peut être a priori surpris de l’intrigue du nouveau roman de Philippe Forest, lui qui ne s’était jamais saisi d’un personnage historique, côtoyant davantage les rives de l’autofiction. Il s’agit d’un épisode situé dans la dernière année de la vie publique de Winston Churchill, en 1954. Les chambres des Communes et des Lords ayant décidé de rendre hommage à l’homme d’État pour ses 80 ans, celui-ci se retrouve face à un peintre, Graham Sutherland, chargé pour l’occasion de réaliser un majestueux portrait.

Pour autant, Philippe Forest ne signe pas, avec Je reste roi de mes chagrins, une de ces œuvres de fiction (« biopics » ou « exofictions ») qui, parce que fondées sur des faits ayant existé, prétendent se confondre avecla réalité, celle-ci étant de surcroît « historique ». Cette démarche-là, qu’elle soit ingénue ou malicieuse, trahit une conception abusive de la notion de vérité en littérature.

Tout ce qu’a écrit l’auteur jusqu’ici montre qu’il ne marche pas dans cette combine (pourtant souvent rentable). Au contraire, il exacerbe ici la distance qu’un écrivain peut placer entre son objet et le lecteur : il imagine ces séances de pose entre Churchill et Sutherland sous la forme d’une pièce de théâtre, avec deux acteurs, quatre actes, les directives du metteur en scène et des intermèdes. « Je reste roi de mes chagrins » est d’ailleurs une citation de Shakespeare (Richard II), dont la présence plane tout au long du livre.

Autrement dit, Philippe Forest souligne à quel point une œuvre est une fabrication, avec un point de vue particulier. Ce faisant, il libère les sens possibles de ce qu’il conte, contrairement à ces romans « plus vrais que nature » qui, à travers une fausse transparence, imposent une signification unique. « Toute interprétation sera du seul fait du public », dit le prologue. On a envie d’ajouter : comme il se doit.

Plus encore, en respectant cette forme, l’auteur permet également aux faits qu’il relate de ne pas avoir de sens. Et quoi de plus insensé que de perdre un enfant ?

On le sait, l’œuvre de -Philippe Forest, depuis son premier roman, L’Enfant éternel (Gallimard, 1997), est hantée par une disparition, la mort d’un enfant, ouvrant une plaie non cicatrisable. Or, au cours de leur confrontation, alors que Churchill et Sutherland restent dans leurs rôles respectifs, le dominant et l’exécutant – le premier, roublard et sans limite dans l’immodestie, se haussant du col en jouant lui aussi à l’artiste, puisqu’il peint à ses heures – découvrent qu’ils ont en commun d’avoir perdu un enfant.

Voilà bien pourquoi l’auteur s’est intéressé à cet épisode, imaginant que le cours de la conversation entre les deux hommes puisse devenir si intime. Ou, plus exactement, il en a repris l’idée au scénariste d’une série britannique, The Crown, où ces séances de pose n’occupent que quelques minutes, pour y consacrer tout un livre.

C’est, pour Philippe Forest, une façon de revenir à lui-même et à son deuil, mais à nouveaux frais. « Racontant une nouvelle fois mon histoire – mais comme s’il s’agissait désormais de celle d’un autre qui, plutôt que sur l’écran d’un téléviseur ou dans les pages d’un roman, se serait déroulée sur une scène. Y croyant, n’y croyant pas. Comme au spectacle, si semblable à la vie. » Dans Je reste roi de mes chagrins, par sa forme même, on trouve une forme de partage universel d’un malheur, aux antipodes de la confession ; preuve parmi d’autres que littérature de soi et nombrilisme ne sont pas synonymes, contrairement aux idées reçues.

Mais ce livre recèle aussi de riches méditations sur les effets du pouvoir ou sur les pouvoirs de la peinture. « A remarkable example of modern art ! » a lancé Churchill, plein d’ironie et suscitant le rire de l’assistance, en découvrant le portrait que Sutherland a fait de lui. Mais celui-ci – artiste oublié aujourd’hui – n’avait-il pas mis au jour la part obscure du vieux lion ? C’est aussi l’un des sujets de Je reste roi de mes chagrins, qui est, de quelque côté qu’on l’aborde, un roman fascinant.

Je reste roi de mes chagrins Philippe Forest, Gallimard, 288 pages, 19,50 euros.

Littérature
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