La guerre sociale de Macron

Derrière la mobilisation du 5 décembre, très fédératrice, se joue une bataille d’ampleur pour stopper l’offensive néolibérale sans précédent de l’actuel gouvernement.

Michel Soudais  • 4 décembre 2019 abonné·es
La guerre sociale de Macron
© Manifestation de pompiers et de personnels de santé le 15 octobre à Paris.Karine Pierre /AFP

C’est un détail parmi les nombreux marchés passés par l’État. Mais à quelques jours du déclenchement de la mobilisation sur les retraites, une information publiée au Bulletin officiel des annonces des marchés publics et aussitôt diffusée sur les réseaux sociaux, le 27 novembre, a pris valeur de symbole. Le gouvernement venait de passer commande de 1 280 lanceurs de balles de défense mono-coup et 450 lanceurs multi-coups auprès de deux entreprises françaises pour un montant de plus de 2,3 millions d’euros. Que l’exécutif, malgré les condamnations unanimes des médecins, des instances internationales et les trop nombreuses blessures infligées par l’usage de cette arme, ait décidé d’en acquérir une telle quantité n’est-il pas le signe d’un pouvoir en guerre contre son peuple ?

L’expression paraîtra sans doute excessive à des oreilles policées. Ce serait passer sous silence la « révolution » – titre de son livre-programme de 2016 – qu’Emmanuel Macron veut imposer à toute force au pays, en dépit des circonstances de son élection davantage due au rejet de son adversaire Marine Le Pen qu’à une adhésion à sa personne. « Le cœur [de son] programme », rappelle le journaliste économique Romaric Godin dans un essai lumineux (1) qui replace le macronisme dans l’offensive générale et déjà ancienne du néolibéralisme, « ce sont les “réformes structurelles”, promues depuis des décennies par les élites économiques et politiques. Le cœur de son programme est économique, et le durcissement de la démocratie française s’explique essentiellement par l’application de ce programme économique ».

Ce programme « annonce une radicalisation de la “guerre sociale” menée en France depuis les années 1970 », poursuit notre confrère de Mediapart. Cette guerre sociale « ne se présente pas comme une guerre civile ouverte mais comme une guerre sourde, intellectuelle, politique et sociale ». Elle oppose les intérêts du capital à ceux du travail et « se joue dans les entreprises, dans les discussions politiques et dans les choix qui en découlent ». Mais « éclate parfois au grand jour sous la forme d’affrontements violents, notamment dans les rues », son acuité dépendant « de la progression du projet néolibéral ». Et c’est bien ce qui se joue depuis qu’Emmanuel Macron, dès son arrivée à l’Élysée, a mis l’État au service des marchés et du capital.

L’insertion de la France dans l’ordre mondial néolibéral a longtemps été freinée. Les résistances sociales ayant depuis quatre décennies coupé court aux volontés des réformateurs les plus radicaux. En 1986-1987 le gouvernement de Jacques Chirac échoue à donner plus d’autonomie aux universités et à imposer une nouvelle grille salariale à la SNCF ; en 1994, celui d’Édouard Balladur doit retirer son projet de « Smic jeune » baptisé contrat d’insertion professionnelle (CIP) ; en 1995, de grandes grèves contre le plan Juppé sur les retraites et la Sécurité sociale contraignent le gouvernement à reculer… Malgré ces résistances et les tergiversations des politiques, soucieux de préserver la paix sociale, le néolibéralisme, moyennant des compromis avec les intérêts du travail, a néanmoins avancé ses pions au fil des ans grâce à une moindre redistribution sociale, une réduction des services publics de plus en plus soumis aux normes de la rentabilité, des privatisations et une libéralisation du marché du travail…

Insatisfaisant pour Emmanuel Macron, qui dans Révolution décrit une France « à l’arrêt » faute de s’être « adaptée à la marche du monde » et dont le modèle, en permanence « rafistolé » et fait de « réformes graduelles et non assumées », « ne marche plus ». Secrétaire de la commission Attali « pour la libération de la croissance », mise en place par Nicolas Sarkozy, il en a repris les propositions et l’idée centrale selon laquelle les réformes structurelles doivent être acceptées d’un bloc, sans transiger. Il ne s’agit plus de réformer mais de « transformer » la société tout entière en lui imposant un changement culturel dont l’entreprise est le ferment. Et pour cela, faire vite.

En quelques mois, le nouveau pouvoir a imposé une refonte de la fiscalité favorisant la défiscalisation des capitaux (transformation de l’ISF en IFI et bouclier fiscal de 30 % pour les gains financiers au détriment des budgets de l’État et de la Sécurité sociale) et leur liberté de circulation (atténuation de l’exit tax). Dans le même temps il procédait à une réduction forfaitaire des APL et au basculement en deux temps des cotisation sociales vers la CSG, imposée aux retraités, inaugurant une constante de sa politique fiscale : faire payer aux classes les plus vulnérables la baisse de la fiscalité des plus riches. Il s’est aussi employé à détruire les garanties collectives et statutaires au travail pour « redonner aux salariés de la latitude pour négocier individuellement leur salaire », suivant l’expression de l’influente députée Amélie de Montchalin (2).

La réforme du code du travail par ordonnances, initiée dès juin 2017, a transformé un code protecteur des salariés en un code protecteur des entreprises, de leurs dirigeants et au final des actionnaires. « Le rôle de la norme sociale n’est plus de combattre les inégalités, mais de créer d’abord les conditions de la liberté de produire », expliquait benoîtement l’entourage de Muriel Pénicaud (3). Pour la première fois dans notre histoire, les pseudo-négociations sur l’assouplissement du marché du travail se sont terminées sans contrepartie aucune pour les salariés en matière de sécurisation. Surprenant ? Non si l’on se souvient qu’à l’époque Bruno Le Maire s’était rendu à New York pour dire aux représentants du gotha de la finance, dont quelques dirigeants de fonds prédateurs connus pour avoir fait de la rémunération des actionnaires la priorité des entreprises : « Voilà, la France a changé, elle vous accueille, […] n’ayez plus d’inquiétudes sur le droit du travail français, […] n’ayez plus d’inquiétudes sur l’instabilité fiscale française. » L’État sous Macron n’est plus qu’un acteur destiné à satisfaire le désir des investisseurs, d’où l’accent mis régulièrement sur la recherche d’« attractivité » que chaque individu doit également faire sienne pour se vendre sur le marché.

Toutes les réformes, déjà conduites ou en cours, organisent cette individualisation à marche forcée au prix d’une casse des solidarités collectives. C’est vrai de la dramatique réforme de l’assurance chômage comme de celle des retraites, qui cristallise sous un ras-le-bol général des oppositions dispersées et des situations différentes. Avec l’espoir de stopper la révolution macronienne.

(1) La Guerre sociale en France. Aux sources économiques de la démocratie autoritaire, Romaric Godin, La Découverte.

(2) Libération, 7 janvier 1998.

(3) Marianne, 8 septembre 2017.