Le cinémâle américain enfin mis à nu

Présenté au dernier festival de Deauville, le documentaire Tout peut changer dévoile l’envers misogyne d’Hollywood.

Jérôme Provençal  • 18 décembre 2019 abonné·es
Le cinémâle américain enfin mis à nu
L’actrice Geena Davis a fondé en 2004 un institut étudiant les rapports de genre dans les médias.
© Frazer Harrison/Getty Images North America/AFP

Ayant rapidement pris une ampleur considérable et suscité une massive prise de parole (et de conscience) à travers le monde, le mouvement #MeToo s’est déclenché aux États-Unis en octobre 2017, à la suite des accusations d’agressions sexuelles portées contre le producteur Harvey Weinstein par une douzaine de femmes travaillant dans le cinéma, bientôt suivies par de nombreuses autres. En France, le milieu du cinéma se trouve aussi largement pris dans la tourmente, comme en témoigne exemplairement le cas d’Adèle Haenel. Après s’être confiée à Mediapart lors d’un long entretien filmé en novembre dernier, la jeune actrice française, revenant sur sa volonté initiale, a finalement décidé de porter plainte contre le réalisateur Christophe Ruggia, qu’elle accuse d’attouchements et de harcèlement sexuel durant la période 2001-2004 (elle avait alors entre 12 et 15 ans).

Sous-titré Et si les femmes comptaient à Hollywood ?, le documentaire Tout peut changer – qui sortira dans les salles françaises le 19 février 2020 – apporte à présent un éclairage édifiant sur la réalité misogyne de la machine à rêves. Si la concordance avec l’actualité est parfaite, on ne saurait pour autant reprocher à Tom Donahue, le réalisateur, de chercher à surfer sur la vague #MeToo. De fait, il a entamé le projet de Tout peut changer dès 2015, après avoir découvert le poids du sexisme à Hollywood en réalisant son premier long métrage documentaire, Casting by, centré sur les directeurs et directrices de casting. Ces dernières sont largement majoritaires tandis que les hommes apparaissent dominants (à tous les sens du terme…) dans les autres professions du secteur, à commencer par les cinéastes, les cameramen et les scénaristes.

Étayé par les témoignages de nombreuses femmes et de quelques hommes (aucun responsable d’un grand studio n’a accepté de participer), le film donne en particulier la parole à Geena Davis. Figure iconique du nouveau féminisme aux États-Unis depuis Thelma et Louise (1991), celle-ci a fondé en 2004 le Geena Davis Institute on Gender in Media (1). Visant à constituer une vaste base de données sur la domination masculine dans la sphère des médias et du divertissement, cet institut réalise des enquêtes statistiques, -propose des programmes pédagogiques, organise des symposiums, etc.

Porté notamment par la voix de Geena Davis et par celle, très juste, de Meryl Streep, Tout peut changer s’attache à montrer que le sexisme règne dans l’industrie du cinéma états-unien – et aussi dans celle de la télévision – depuis des décennies. Stigmatisant plus encore les femmes issues de minorités ethniques, ce sexisme se manifeste devant la caméra autant que derrière.

Devant la caméra, il se traduit par une objectivation et une dévalorisation de la femme, soumise à la toute-puissance du regard masculin (le fameux « male gaze »). De préférence ravissante et idiote, elle a pour fonction principale d’attiser le désir de l’homme et de lui permettre de se valoriser au mieux à ses dépens. « Dès mon plus jeune âge, j’ai senti qu’on nous transformait en objets », déclare ainsi Natalie Portman. Quant à Rose McGowan, l’une des accusatrices de Weinstein, elle confie qu’elle n’aime pas regarder les films dans lesquels elle joue, car elle s’y voit à travers le regard mâle du cinéaste et du cameraman.

Derrière la caméra, le sexisme entraîne une sous-représentation et une déconsidération des femmes perceptibles à tous les niveaux du système. Parmi tous les chiffres, souvent accablants, donnés dans le film, l’un est impitoyable : depuis 1929, année de la première cérémonie des Oscars, une seule femme a décroché l’Oscar du meilleur réalisateur (ou de la meilleure réalisatrice…), en l’occurrence Kathryn Bigelow en 2010 pour Démineurs – un film plutôt musclé, sinon viril…

Rappelant que les femmes avaient beaucoup plus d’importance et d’influence au temps du cinéma muet (2), en prenant notamment l’exemple de Lois Weber (à la fois actrice, scénariste, réalisatrice et productrice), Tout peut changer souligne par ailleurs l’impact fondamental des images sur l’inconscient collectif, a fortiori celles venues d’Hollywood. Sous la forme – très basique d’un point de vue esthétique – d’une enquête à charge, au cours de laquelle sont évoquées diverses affaires (y compris l’affaire Weinstein, brièvement, à la fin) et rapportées de multiples anecdotes, le film se montre résolument offensif. Son message est très clair : pour atteindre (enfin) l’égalité entre hommes et femmes, chacun·e doit prendre position et passer à l’action. Autrement, rien ne changera.

(1) Institut Geena Davis sur les rapports de genre dans les médias, seejane.org.

(2) Voir aussi Et la femme créa Hollywood, Clara et Julia Kuperberg (2015), disponible dans le coffret Il était une fois… Hollywood, Éd. Montparnasse.

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Féminismes : Les nouvelles voix
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