Occurrence, nouvel acteur dans la bataille des chiffres

Les nombres de manifestants sont souvent « l’alpha et l’omega » d’un mouvement social. Un collectif de médias fait appel au cabinet Occurrence afin d’avoir un comptage « indépendant ». Mais la pratique ne convainc pas et n’est pas infaillible…

Victor Le Boisselier  • 22 janvier 2020
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Occurrence, nouvel acteur dans la bataille des chiffres
© Photo : Un employé du cabinet de conseil indépendant Occurence compte les participants à une manifestation, à Paris le 26 mai 2018 (GEOFFROY VAN DER HASSELT / AFP).

20 mars 2018. Alors que cheminots et fonctionnaires ont prévu de défiler deux jours plus tard, Le Monde écrit : « Fini les grands écarts arithmétiques qui avaient presque fini par faire le charme des journées de manifestation. » Le journal du soir ainsi qu’une vingtaine d’autres médias – parmi lesquels l’AFP, BFM-TV, Mediapart, Le Figaro, France Culture, La Croix… – ont fait appel au cabinet d’études et de conseil en communication Occurrence, qui travaille sur le recensement de foule depuis 2007. Le comptage est effectué à l’aide de capteurs situé à environ huit mètres de haut à un endroit fixe. Ces capteurs sont reliés à un ordinateur sur lequel est tracé par l’algorithme une ligne virtuelle, de la largeur d’un boulevard pour comptabiliser également les trottoirs. Chaque personne passant la ligne dans le sens de la manifestation est comptabilisée. Des micro-comptages à la main sont effectués, ce qui permet notamment de pallier les dysfonctionnements du capteur et de corriger la sous-estimation du nombre de manifestants, évaluée entre 16 et 23% du chiffre brut par Occurrence. Mais voilà, près de deux ans plus tard, le cabinet en communication n’a toujours pas convaincu malgré une transparence revendiquée.

9 janvier 2020, mobilisation contre la réforme des retraites à Paris. Occurrence annonce 44 000 manifestants. 12 000 de moins que le ministère de l’Intérieur. Plus de 300 000 de moins que la CGT. Ce jour là, le point de comptage d’Occurrence se situe en fin de parcours. Or, de nombreux heurts ont entraîné des dispersions, un fort retard et des départs prématurés.

Autre cas de figure le 5 décembre, où le cabinet annonce 25 000 manifestants de moins que le ministère de l’Intérieur. « Le 5 décembre, nous étions placés à Magenta, (au début du parcours de la manifestation) juste en face de la bourse du travail où un incendie a eu lieu », raconte Assaël Adary, président d’Occurrence. « On a compté un pré-cortège, à partir de 13h42, avant les heurts. Il y a eu à peu près deux heures d’arrêt de la manifestation. Et les manifestations sont reparties sous nos fenêtres à 16h49. Nous avons fait la somme des deux cortèges. On a envoyé ces chiffres-à, avec marqué en capital « CE NOMBRE DE PERSONNES LÀ EST PASSÉ SOUS NOS FENÊTRES. » » Problème, de nombreux médias ont donné les chiffres tels quels, sans contextualisation.

« Il y a plein de précautions d’usage à avoir sur le chiffre », tempère Stéphane Alliès, co-directeur éditorial de Mediapart, média client d’Occurrence et menant une réflexion sur le sujet depuis une dizaine d’années. Il poursuit : « Nous, d’emblée, on annonce sur la liste mail (avec les autres médias) que le comptage ne va pas être crédible. Nos confrères en ont convenu. Chacun a aussi une liberté, ce qui est tout à fait logique, chaque média va utiliser son chiffre comme il l’entend. »

Autre ennemi de ce système, la pluie, où les parapluies remplacent les silhouettes détectées par les capteurs. Occurrence explique :

Quand il y aussi des phénomènes exogènes comme des fumigènes, des parapluies, on complète et corrige le compte du capteur par un comptage à la main. On fait des recomptages manuels avec des captures vidéos de 30 ou 45 secondes entre huit et dix fois par manifestation avec une densité différente quand on estime qu’il y a un problème avec le capteur.

Le président de l’entreprise qui n’en démord pas, le chiffre donné par Occurrence reste « le plus fiable, le plus apolitique ». Au début de la collaboration, plusieurs équipes de médias différents ont notamment effectué des mesures parallèles à celles d’Occurrence afin de comparer les chiffres : « L’écart maximal entre les chiffres était de 8% », raconte Assaël Adary. D’autres équipes ont été invitées : celle de François Ruffin « qui n’est pas venue », et une de la CGT lors de la manifestation du 22 mai 2018. Si le syndicat ne remet pas en cause « la volonté d’indépendance » du cabinet, il estime néanmoins « au moins à 40% en dessous de la réalité les chiffres de manifestants fournis par l’entreprise Occurrence ». « On dit que c’est sous-estimé de 40%, qu’on me le démontre, rétorque Assaël Adary. Ce qu’on donne aux médias partenaires, on aimerait la même chose de la part des autres acteurs. »

Car c’est bien sur ce facteur qu’insiste Occurrence : la transparence. L’entreprise envoie ses données aux médias partenaires sous forme de tableau Excel avec un le détail pour les tranches de 10 secondes. « Une base factuelle, avec un décompte factuel, transparent, sur laquelle on peut travailler et débattre », explique Stéphane Alliès de Médiapart. Une méthode qui contraste selon lui avec l’opacité des calculs des syndicats et celle des fonctionnaires de police. Ces derniers utilisent un cliqueur, mais les chiffres peuvent très bien être redressés dans le bureau du préfet. Dans Le Monde Diplomatique, le journaliste Pierre Rimbert a notamment dénoncé la confidentialité de l’algorithme, protégé par Eurecam, l’entreprise qui le commercialise. Assaël Adary estime pour sa part « qu’il s’agit d’une technologie commercialisée par Eurecam donc il est légitime qu’elle soit protégée». Autre attaque, la proximité entre le président d’Occurrence et de la députée Aurore Bergé, ancienne camarade d’Université, qu’il avait publiquement félicité sur Twitter après son élection de député. « Simplement une ancienne camarade d’Université », balaye l’entrepreneur.

© Politis

Des améliorations sont proposées à l’entreprise. Par exemple multiplier les points de comptage comme le demande notamment Mediapart. Un aspect difficile à concrétiser et qui ne vaut pas forcément la peine selon Occurrence : « On doit avoir un lieu qui est techniquement bon, situé au moins au 4e ou 5e étage, sur le parcours, dégagé, à l’abri du soleil. Parfois on connaît le tracé de la manifestation seulement la veille. Rien que ça, ça limite un peu. On a déjà testé plusieurs points de comptage, et on a remarqué que les décalages étaient minimes, quand il n’y avait pas de phénomènes exogènes, comme les heurts. »

Malgré ce nouvel acteur présenté comme indépendant, la bataille des chiffres est loin d’être terminée. À Marseille, le différentiel entre les chiffres données par la préfecture et ceux donnés par les syndicats était environ d’1 pour 10 ce 9 janvier (22 000 contre 220 000). Avec un point de référence comme Occurrence, Mediapart espère « démystifier le nombre de manifestants et retrouver prise avec ma réalité ». Stéphane Alliès justifie : « L’objectif à nos yeux, c’est que le chiffre ne soit plus un vecteur de mauvaise foi, que le mouvement social ne soit pas réduit qu’à cette question des participants et que les autres enjeux d’un mouvement social soit occulté. » Avant de convenir : « La meilleure solution serait que tout le monde se mette autour d’une table, compte ensemble et se mette d’accord sur un chiffre. »

Les chiffres du 9 janvier 2019 à Paris : http://occurrence.fr/newsite/wp-content/uploads/2020/01/FichierComptage20200109.pdf

Médias Société
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