Pierre Vidal-Naquet, cette vigie qui nous manque…

François Dosse propose une belle biographie de l’historien spécialiste de la Grèce ancienne et inlassable militant des droits humains, actif contre la guerre d’Algérie ou la politique impérialiste israélienne.

Olivier Doubre  • 8 janvier 2020 abonné·es
Pierre Vidal-Naquet, cette vigie qui nous manque…
© Pierre Vidal-Naquet en 2000.PATRICK KOVARIK/AFP

Lors d’un colloque international, en juin 1992 à Paris, consacré à « l’année 1942 et les juifs en France », à l’initiative notamment de l’historienne spécialiste de la Shoah Annette Wieviorka, soit cinquante ans exactement après la terrible rafle du Vél’ d’Hiv’, un homme s’effondre en pleurs à la tribune, dévasté, tout en tentant de poursuivre son propos. Pierre Vidal-Naquet est alors en train de lire, devant un public bouleversé lui aussi, saisi par l’émotion, le journal que son père, Lucien, juif, grand avocat, assistant de l’ancien socialiste et président de la République Alexandre Millerand, a tenu de septembre 1942 jusqu’au jour de son arrestation (et de celle de sa femme) à Marseille en février 1944 par la Gestapo. Le prélude à leur déportation à Auschwitz – dont ils ne reviendront pas.

Extrêmement douloureux, l’épisode est source d’une véritable catharsis chez le chercheur, mais peut-être aussi une sorte de conclusion à « la brisure et [à] l’attente » que furent les années d’après-guerre pour cet immense historien de la Grèce ancienne, pour reprendre le titre du premier tome (1930-1955) de ses Mémoires, parus en 1998 (1).

Au fil de sa lecture, ce jour-là, le spécialiste de Platon ne peut se contrôler face à l’événement qui le marqua à jamais : la disparition soudaine de ses parents, arrêtés alors qu’il a 14 ans. Il rentre de l’école lorsque ses camarades de classe, prévenus du drame, quadrillent son quartier à Marseille et réussissent à le rattraper pour lui dire de ne pas rentrer chez lui, lui évitant ainsi le destin funeste de ses parents.

Pierre Vidal-Naquet, caché ensuite par les Justes de la Drôme protestante, autour de Dieulefit, survit à la guerre. Et se consacre ensuite à la discipline historique, un choix dicté par le souvenir des récits paternels sur l’affaire Dreyfus, mais aussi d’une phrase de Chateaubriand (écrite à la suite de l’exécution du duc d’Enghien en mars 1804) qui fait écho à la situation de son père durant la guerre – un père résistant, avocat, exclu du barreau car juif, qui est un modèle pour lui. « Lorsque, dans le silence de l’abjection, écrit donc Chateaubriand, l’on n’entend plus retentir que la chaîne de l’esclave et la voix du délateur ; lorsque tout tremble devant le tyran et qu’il est aussi dangereux d’encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l’historien paraît, chargé de la vengeance des peuples. » Après l’abomination de l’assassinat de ses parents, l’historien se fera donc justicier, se chargeant en somme de les « venger », du moins symboliquement…

Tout au long de sa vie, Pierre Vidal-Naquet va donc s’engager en faveur de causes liées à la défense des droits humains. Il multiplie les sujets où la méthode de la discipline historique lui sert de guide, sévère et rigoureux, pour analyser leur évolution selon les époques et mieux comprendre chaque situation par rapport aux grands principes des libertés fondamentales. Si la Grèce ancienne devient son « terrain » par excellence, l’histoire est d’abord un outil pour la quête de la vérité. Mieux, il déclare à sa future femme, Geneviève, dès le début des années 1950 : « L’histoire est pour moi, athée, le seul substitut possible de la religion. » Et fait sien le principe édicté par l’un de ses maîtres, Henri-Irénée Marrou, futur parrain de l’un de ses fils : « Le travail historique n’est pas l’évocation d’un passé mort, mais une expérience vivante dans laquelle l’historien engage la vocation de sa propre destinée. »

Il n’est ainsi pas de hasard dans le fait que son premier livre ne porte pas sur la Grèce d’Homère à Platon, pourtant son sujet de prédilection, mais sur Maurice Audin. Publié en 1958 aux éditions de Minuit, L’Affaire Audin constitue une véritable enquête historique sur la disparition du jeune mathématicien et militant communiste algérois, mort sous la torture des parachutistes français durant l’exécrable « bataille d’Alger » (1957). Reprenant toutes les archives disponibles, s’appuyant sur les témoignages disponibles, analysant les déclarations (et surtout les multiples incohérences) des « paras », il dément sans équivoque la version de l’armée dans ce petit livre qui fera date, vite saisi et censuré à l’époque.

Historien des idées et brillant biographe (de Michel de Certeau, Gilles Deleuze et Félix Guattari ou Cornelius Castoriadis entre autres), François Dosse retrace ici, dans un style allègre, les étapes de la vie de Pierre Vidal-Naquet, ses recherches novatrices sur la Grèce ancienne (aux côtés de Jean-Pierre Vernant, Nicole Loraux ou Marcel Detienne) et, surtout, ses nombreux engagements politiques. Du Chasseur noir, son livre majeur sur l’Antiquité grecque, à ses combats contre Robert Faurisson et les négationnistes, mais aussi contre la guerre du Vietnam ou celle de Bosnie dans les années 1990, et en faveur des Kurdes, des réfugiés politiques italiens des « années de plomb » ou de la reconnaissance du génocide arménien, François Dosse n’oublie aucune cause défendue par Vidal-Naquet, « hypermnésique », aucun domaine où il s’oblige à descendre dans l’arène politique. Il souligne en particulier la longue lutte contre la raison d’État et l’usage de la torture durant la guerre d’Algérie, restée trop longtemps « sans nom ».

On est ainsi subjugué devant la capacité de révolte, de réaction, mais surtout de travail, de cet homme débordé, entouré de montagnes de livres, lecteur assidu du Monde et d’autres quotidiens ou hebdomadaires, n’hésitant jamais à appeler les rédactions pour leur signaler une erreur factuelle ou une simple coquille. Et l’on croisera ainsi, au fil de son combat acharné contre les négationnistes, notre collègue Michel Soudais, rédacteur en chef adjoint de Politis, lui aussi infatigable militant contre l’extrême droite, animant dans les années 1980 Article 31, petit journal antifasciste publié avec le soutien moral de Pierre Vidal-Naquet.

Cette biographie manquait et François Dosse vient heureusement rappeler ici le rôle fondamental qu’a pu jouer cet immense historien, engagé et persuadé, qui « aura évité tout regard mélancolique sur le passé, se tournant toujours résolument vers l’avenir ». Un type d’intellectuel dont la capacité d’indignation et surtout de réactivité manque, de nos jours, au débat public. On ne peut ainsi que souscrire à la conclusion du biographe : depuis la disparition de Pierre Vidal-Naquet en 2006, nous pâtissons assurément de « la perte d’une vigie »

(1) _Mémoires. T.1 : La brisure et l’attente (1930-1955)__ ;_ _T.2 : Le trouble et la lumière (1955-1998)_, Pierre Vidal-Naquet, Seuil/La Découverte, 1998 ; Points-Seuil, 2007.

Pierre Vidal-Naquet. Une vie François Dosse, La Découverte, 672 pages, 25 euros.

Idées
Temps de lecture : 6 minutes

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