« Le pacte du nucléaire pas cher ne tient plus »

La fermeture d’un premier réacteur et le fiasco de l’EPR fragilisent tout projet de relance de l’atome civil en France et mettent la stratégie d’EDF sous pression, analyse Yves Marignac.

Patrick Piro  • 19 février 2020 abonné·es
« Le pacte du nucléaire pas cher ne tient plus »
© Le premier réacteur de la centrale de Fessenheim, la plus vieille du parc nucléaire, cessera de fonctionner le 22 février, le second le 30 juin.Patrick Seeger/dpa/AFP

Le 22 février, à la centrale de Fessenheim, la plus vieille du parc, un réacteur nucléaire va s’arrêter. Ni incident ni maintenance, mais une décision politique dictée par la loi de transition énergétique. C’est une première en France. EDF, qui peine à envisager un avenir sans nucléaire, a vu son plan de démantèlement de Fessenheim recalé pour insuffisance par l’Agence de sûreté nucléaire (ASN).

C’est le début de la fin pour la centrale de Fessenheim. Un coup dur pour la filière ?

Yves Marignac : Le nucléaire vit indéniablement un moment politico-économique important. À court terme, avec la fermeture de Fessenheim ou les déboires quasi mensuels de l’EPR de Flamanville, mais aussi à long terme. Car cette industrie française ne parvient pas à se dégager du statut identitaire historique dans lequel l’a établie de Gaulle avec le programme nucléaire militaire, et qui s’est transmis au programme nucléaire civil dont il est la continuation. Cette ambition a été soutenue pendant quatre décennies par tous les partis politiques à l’exception des Verts, et majoritairement adoptée par la représentation collective jusqu’à une époque récente.

Car les énergies vertes sont en plein essor, fiables et compétitives…

La position symbolique du nucléaire est effectivement en cours de dilution rapide. Aujourd’hui, quand on parle d’énergie, l’opinion pense plus « renouvelables » que « nucléaire ». Seule une minorité active, repliée sur la filière industrielle, a encore foi en un avenir qui prolongerait l’âge d’or… Une posture de fuite en avant, à écouter Jean-Bernard Lévy, PDG d’EDF (1) : « Si je devais utiliser une image pour décrire notre situation, ce serait celle d’un cycliste qui, pour ne pas tomber, ne doit pas s’arrêter de pédaler. »

Pourtant, alors que la France commence seulement à réorienter son modèle, le mouvement mondial de transition énergétique est souligné un peu partout. Dans son dernier rapport annuel (2), l’Agence internationale de l’énergie parle d’une mutation de fond des énergies électriques, presque exclusivement portée par l’essor de l’éolien et du solaire. Dans son communiqué de presse, le mot « nucléaire » n’apparaît pas une fois.

En 2012, François Hollande s’était engagé à ce que la part de cette technologie, qui contribue à 75 % de la production électrique nationale, soit ramenée à 50 % en 2025. On voit bien la difficulté des gouvernements à assumer un objectif qui n’écorne pourtant que partiellement cette hégémonie : Hollande n’a pas tenu sa promesse de fermer Fessenheim pendant son mandat, Macron a repoussé l’horizon 50 % à 2035, etc. Et surtout, pas un mot de nos dirigeants sur l’avenir à long terme du nucléaire. C’est frappant : ils ne portent aucune vision au-delà de cette étape 2035.

Qu’est-ce qui bloque, au fond ?

La première raison que je distingue, c’est la difficulté de réformer EDF, un État dans l’État en matière de politique énergétique. Il faudrait toucher au statut des salariés mais aussi à un dogme construit dans les années 1970, au démarrage du programme nucléaire, et qui se résume lapidairement par l’équation suivante : le service public de l’électricité, c’est EDF, et EDF, c’est le nucléaire.

Par ailleurs, il existe une alliance de circonstance entre les syndicats et les associations de consommateurs pour défendre l’argument socio-économique porté alors pour justifier le nucléaire : une électricité « pas chère » et au même tarif pour tout le monde. Mais ce vieux pacte ne tient plus. Dans les années de crise pétrolière internationale, on a diminué la coûteuse facture énergétique des Français en finançant le développement d’un parc nucléaire sur fonds publics. L’idée était politiquement vendable, et elle a tenu économiquement depuis car les réacteurs sont amortis. Mais, aujourd’hui, il faudrait massivement réinvestir pour prolonger la vie de ce parc. Depuis, les renouvelables sont devenues compétitives et leurs coûts marginaux de production sont très faibles, car le vent et le soleil ne leur sont pas facturés. C’est un chantier économique pivot, car c’est sur ces anciennes bases qu’est calculé le tarif dit « Arenh (3) », auquel EDF est tenu de céder une partie de son électricité aux autres fournisseurs depuis la loi qui lui a retiré son monopole en la matière.

Ensuite, les répercussions financières à moyen terme : dans la prochaine quinzaine d’années, le parc nucléaire, qui délivrait des recettes, verra croître considérablement le poste des dépenses pour financer les arrêts de maintenance des réacteurs et le démantèlement des premières tranches, insuffisamment provisionné. EDF s’apprête donc à affronter une vague de pertes massives. Le récit des « faibles coûts » du nucléaire s’effondre. À l’heure de passer à la caisse, dira-t-on aux contribuables : « Assumez » ?

Enfin, la stratégie géopolitique. Le nucléaire civil, en association avec l’industrie militaire, est un outil aux mains de l’État pour développer des liens de dépendance avec des partenaires étrangers. Cette idée est ancrée dans l’imaginaire de nos dirigeants. Le rapport confidentiel-défense révélé à l’été 2018 suggère la construction de six EPR à partir de 2025 pour maintenir les compétences françaises civiles mais aussi militaires dans les réacteurs de propulsion.

Quels sont les facteurs qui peuvent orienter le dossier ?

EDF souhaite bien sûr prolonger la vie de son parc ou lancer un nouveau programme électro-nucléaire si l’on décide de fermer les réacteurs. Fin octobre, le gouvernement recevait un rapport sur l’opportunité de construire ces fameux six EPR. Ses avertissements enjoignant à l’énergéticien de s’intéresser un peu plus aux renouvelables ne trompent personne : l’enjeu nucléaire est autrement important pour l’État. Et le débat sur la pertinence des réacteurs civils ne gagnera pas beaucoup de substance tant que le dogme du nucléaire militaire, dont il est le paravent, ne sera pas remis en cause.

Et puis la poursuite du nucléaire est le seul moyen actuel pour sécuriser un minimum de recettes pour l’entreprise, à condition d’en revenir à un fonctionnement régalien. Il a été partiellement abandonné dans les années 2000, avec le démantèlement d’Areva et le changement de statut d’EDF. Ça tenait, car le nucléaire amorti restait compétitif. Mais si on laisse faire le seul marché aujourd’hui pour prolonger ou relancer le parc, jamais l’entreprise ne retrouvera son ancienne puissance.

Les règles économiques de l’Union européenne le permettraient-elles ?

La partie se joue effectivement en grande partie à Bruxelles, autour de trois dossiers décisifs et qui se tiennent. Tout d’abord, la réforme de l’Arenh. Maintenir le quasi-monopole de l’électricien sur la production nucléaire supposerait d’augmenter ce tarif, mais aussi les volumes d’électricité vendus aux autres fournisseurs afin d’éviter les distorsions de concurrence. Cet accroissement des recettes éviterait de prendre dans la poche des contribuables pour les grands investissements souhaités par EDF.

Concernant la restructuration de l’entreprise, il existe un scénario, dit « Hercule », consistant à nationaliser la gestion du parc nucléaire – donc la fermeture des réacteurs, avec les coûts afférents – et à redécouper EDF en fonction de la rentabilité des segments ouverts à la concurrence.

Enfin, il y a la bataille de l’éligibilité de l’énergie nucléaire au Pacte vert européen pour le climat. La filière n’y a pas accès a priori, mais elle voudra arguer de ses faibles émissions de CO2.

Si l’on continue de tergiverser sur l’avenir du nucléaire, celui-ci ne risque-t-il pas de s’imposer comme la seule option pour sauver EDF ?

Le facteur temps joue plutôt dans l’autre sens. En 2007, au démarrage de l’EPR de -Flamanville, le discours d’EDF est clair : il ne s’agit pas tant de préparer le renouvellement du parc français que d’ériger une vitrine du savoir-faire national pour vendre des réacteurs à l’étranger. L’entreprise préparait le passage d’une stratégie industrielle à une stratégie financière. Sauf que l’impensable succession de déboires de l’EPR a sapé cette réorientation. Ce réacteur devait signer la « fin du désert » en termes de projets de construction (4), c’est aujourd’hui un projet isolé. Très en retard sur son calendrier, avec un budget explosé (5), cet EPR fait sérieusement douter des capacités d’EDF à relancer un programme électronucléaire français fondé sur cette filière.

Entre-temps, les technologies alternatives ont démontré leur compétence technique et leur compétitivité. Alors qu’en 2007 on pouvait encore penser que le nucléaire tenait bien sa place dans le panel énergétique national, ce n’est plus le cas. Avec le développement de solutions de stockage de l’électricité, pour pallier l’intermittence des sources éolienne et solaire, le « 100 % renouvelables » est une idée qui gagne des soutiens. Il devient de plus en plus difficile de justifier de nouveaux projets nucléaires, et tout autant un investissement massif pour prolonger de plusieurs décennies la vie du parc actuel.

Yves Marignac Coordinateur du pôle énergies nucléaire et fossiles au sein de l’Institut négaWatt.

(1) Audition à l’Assemblée nationale, 7 juin 2018.

(2) « World Energy Outlook 2019 », novembre 2019.

(3) Pour accès régulé à l’énergie nucléaire historique.

(4) Civaux-2, le dernier réacteur français entré en service, a été mis en chantier en 1991.

(5) Initialement prévu pour 2012, son raccordement au réseau n’est pas envisagé avant 2022. La facture, 3,5 milliards d’euros prévus en 2007, a aujourd’hui presque quadruplé.

Écologie
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