Le Grand Paris, vaste coquille vide

Pensée en 2014 comme un outil pour rééquilibrer les disparités entre la capitale et ses banlieues, la Métropole ne sert à rien : les pouvoirs et les moyens restent entre les mains des 131 maires.

Michel Soudais  • 4 mars 2020 abonné·es
Le Grand Paris, vaste coquille vide
© Robbert Frank Hagens/AFP

Elle n’existait pas encore lors du scrutin municipal de 2014. Mise en place au 1er janvier 2016, la Métropole du Grand Paris, en abréviation MGP, connaîtra les 15 et 22 mars son premier renouvellement. À la satisfaction de son président, qui veut croire à son avenir. « En quatre ans, nous avons rendu la métropole lisible et crédible », estime Patrick Ollier (Les Républicains). Pourtant, cette intercommunalité taille XXL de 7,2 millions d’habitants est très rarement évoquée par les candidats des 131 communes qui la composent (1). Et les citoyens ignorent pour la plupart son mode de fonctionnement, ses compétences, quand ce n’est pas tout bonnement son existence. Ils connaissent au mieux le « territoire » auquel appartient leur commune – « Grand Paris Seine Ouest », « Est Ensemble », « Grand Paris Sud Est Avenir –, le nom de ce dernier étant depuis plus ou moins longtemps inscrit sur leur poubelle, ils ne peuvent le manquer.

Même les élu·es sont tenu·es à distance des décisions métropolitaines. Ici, une conseillère territoriale (FI) assure qu’aucun compte rendu de ce qui s’y décide n’est jamais évoqué en conseil municipal. Là, un conseiller municipal EELV pressenti pour être l’un des seize représentants de sa commune au conseil de territoire (la désignation se fait en conseil municipal à la proportionnelle des groupes) s’est vu barrer la route par la maire LR qui a imposé qu’EELV y envoie une élue moins aguerrie et connue pour son absentéisme. Un élu au Conseil de Paris n’a aucun souvenir d’un débat dans cette assemblée sur le mandat que les représentants de Paris pourraient porter au Conseil métropolitain : « On ne nous demande pas notre avis, on ne nous raconte rien. »

Après quatre ans d’existence, les objectifs que ses concepteurs avaient fixés à la MGP sont très loin d’avoir été atteints. En 2013, pour le gouvernement de Jean-Marc Ayrault et une quarantaine de députés franciliens à l’origine de la loi Maptam (2), celle-ci devait permettre « de répondre enfin à la crise du logement et à l’urgence sociale tout en améliorant la lutte contre la pollution et la prévention de la délinquance ». Pas moins. La présidence de cette structure intéressait fortement le socialiste Claude Bartolone, alors président de l’Assemblée nationale. Mais après la perte de nombreuses communes aux élections municipales de 2014, les socialistes revoient leur copie : la loi portant nouvelle organisation territoriale de la République (loi NOTRe) du 7 août 2015 modifie profondément le régime juridique de la MGP prévu deux plus tôt par la loi Maptam. Si la métropole conserve son statut d’établissement public de coopération intercommunale (EPCI) à fiscalité propre et à statut particulier, ses compétences deviennent essentiellement stratégiques. Les « territoires », initialement conçus comme des émanations de la MGP sans personnalité morale – un peu comme les arrondissements parisiens –, et à qui certaines compétences devaient être déléguées par la métropole, deviennent des établissements publics territoriaux (EPT), soit, en gros, des établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) sans fiscalité propre, mais néanmoins dotés d’importantes compétences.

Un mode de scrutin illusoire

Les électeurs des 131 communes qui constituent la Métropole du Grand Paris n’éliront pas l’intégralité de leurs représentants dans les différentes structures délibératives de celle-ci. Certes, comme dans toutes les communes de plus de 1 000 habitants, leur bulletin de vote comprendra la liste des candidats au conseil municipal et celle des candidats à l’assemblée intercommunale, en l’espèce « le conseil métropolitain », composé de 208 élus. Mais si Paris y dispose de 60 sièges, à élire parmi les listes des 17 mairies d’arrondissement, les 130 autres communes n’y ont au mieux que trois sièges. C’est le cas de trois villes de plus de 110 000 habitants, douze autres (plus de 75 000 habitants) en ont deux, 115 communes entre 1 815 habitants (Marnes-la-Coquette) et 70 200 habitants (Drancy) n’ont droit qu’à un siège, brigué le plus souvent par le candidat au poste de maire. En revanche, les élus qui siégeront dans les conseils des onze établissements publics territoriaux, dotés, eux, d’importantes compétences opérationnelles, continueront d’être désignés en conseil municipal.

L’organisation métropolitaine parisienne du XXIe siècle devait, nous promettait-on, remédier au « morcellement » et à la « complexité » de l’organisation territoriale en Île-de-France. C’est raté. Entre la commune et les départements maintenus, en concurrence sur certains aspects avec la région, elle épaissit de deux couches le millefeuille administratif francilien, et apparaît comme un objet politique mal identifié.

Au-dessus des communes, onze EPT « d’un seul tenant et sans enclave, regroupant chacun au moins 300 000 habitants », appelés « territoires » – la ville de Paris constitue un territoire à part n’ayant pas le statut d’EPT –, définis tardivement par décrets, 20 jours seulement avant leur entrée en fonction. Chaque territoire est administré par un conseil de territoire composé d’un nombre variable de membres désignés en leur sein par les conseils municipaux des villes membres, suivant une répartition établie en fonction de la population des communes concernées. Ils exercent trois types de compétences, transférées progressivement de 2016 à 2019 : des compétences partagées avec la MGP (aménagement, habitat, développement économique), des compétences propres (eau et assainissement, plan climat air énergie territoriale, gestion des déchets ménagers, plan local d’urbanisme, politique de la ville, règlement local de publicité intercommunal) et des compétences partagées avec les communes (action sociale, équipements culturels, socioculturels, socio-éducatifs et sportifs d’intérêt territorial).

Cerise sur le millefeuille, la MGP est administrée par un conseil métropolitain, composé jusqu’au renouvellement de mars 2020 de 209 membres désignés parmi les conseils municipaux des 131 communes membres, coiffé par un bureau métropolitain composé d’un président, de 20 vice-présidents (dont seulement 2 femmes !) et 10 conseillers délégués (dont 3 femmes). Deux instances consultatives complètent le tableau : une Assemblée des maires de la métropole du Grand Paris, à l’utilité douteuse puisque la plupart sont déjà membres du conseil métropolitain, se réunit au moins une fois par an pour débattre du programme d’actions et du rapport d’activité de la métropole, formuler des avis et des recommandations qui sont transmis au conseil métropolitain ; et un conseil de développement, composé de 24 habitants volontaires tirés au sort et de 80 personnalités qualifiées issues des milieux économiques, sociaux, environnementaux et culturels désignés par le président de la MGP.

Ce cadre institutionnel fait de bric et de broc pouvait-il produire des résultats tangibles ? Professeur à l’École d’urbanisme de Paris, Daniel Béhar (3) ne cache pas son scepticisme : « Les deux niveaux d’intercommunalité ne fonctionnent pas ensemble et s’annihilent l’un l’autre. » La MGP est à ses yeux « une coquille vide » condamnée à « faire de l’agitation, de la com’, du marketing ». Elle n’a pas beaucoup de compétences opérationnelles et très peu de moyens : une équipe de 60 cadres et un budget ridicule de 190 millions d’euros en 2019 pour ses dépenses de fonctionnement, d’intervention et d’investissement. Soit ce qui lui restait après avoir reçu 3,6 milliards d’euros de l’État en 2019 et reversé mécaniquement 3,4 milliards d’euros aux communes. Pour se faire connaître, la MGP a « lancé des appels à projets urbains en dupliquant la méthode de Paris intra-muros ; elle a labellisé des opérations urbanistiques sans garantie qu’elles soient faites ». Autres exemples d’agitation : pour que « la métropole existe très vite dans les faits », Patrick Ollier annonçait en mai 2016 le lancement d’une aide à mille particuliers souhaitant changer de véhicule pour ne plus utiliser un véhicule polluant ; le 5 décembre 2016, le bureau métropolitain, après avoir reçu sept demandes d’aide financière, l’accordait… À deux particuliers, pour un montant total de 9 966,12 euros. Plus récemment, Patrick Ollier a lancé un grand plan vallée de la Seine jusqu’au Havre aux contours flous, et signé au Salon de l’agriculture une convention pour indemniser les agriculteurs qui, en cas de forte crue, accepteraient d’être inondés au fin fond de la Seine-et-Marne…

Le 22 janvier 2016, les cinq groupes politiques enregistrés dans le conseil métropolitain (94 LR et divers droite, 29 UDI-MoDem, 9 EELV, 45 PS et divers gauche, 32 Front de gauche et PCF) ont unanimement porté Patrick Ollier à la présidence de la MGP, après un accord sur sa gouvernance et la répartition des postes. Cette recherche du consensus – 98 % des délibérations sont votées à l’unanimité – est aussi une faiblesse quand il s’agirait d’imposer des décisions aux communes. Nombre de plans stratégiques sur l’élaboration desquels travaille la MGP se contentent de mesures symboliques (plan climat-air-énergie) ou sont en stand by (plan métropolitain de l’habitat et de l’hébergement, schéma de cohérence territoriale). « Tous ces documents ont buté sur le rééquilibrage », observe Daniel Béhar, qui conclut : « À cette impuissance métropolitaine, c’est la ville de Paris qui est gagnante. » Gagnantes aussi les communes qui, à l’intérieur des « territoires », continuent le plus souvent à imposer leur volonté. Nombre de plans locaux d’urbanisme intercommunaux ne sont ainsi que de simples recollements des PLU municipaux. Au sein d’un même territoire, rapportent des élus écœurés, il est fréquent de voir un élu de gauche valider le PLU de la ville de droite voisine, malgré son faible taux de logements sociaux, et obtenir en retour la validation du sien.

« L’instauration de la MGP bouleverse le paysage administratif francilien, mais ne change en rien la prééminence du pouvoir des maires, qui restent les acteurs politiques les plus puissants au niveau local », constate Clément Lescouplé, doctorant à l’université Paris-I, dans un article de la revue Vacarme (4). Un constat partagé par Pierre Mansat. Cet ancien adjoint de Bertrand Delanoë de 2001 à 2014 déplore, dans un entretien au site Métropolitiques, que « la dernière décennie ait accouché d’une “métropole des maires” molle qui n’est pas à la hauteur des enjeux de notre époque » : « Je ne vois pas émerger de puissantes politiques publiques à l’échelle métropolitaine [capables de] réguler, maîtriser, orienter la métropolisation qui, livrée à elle-même, produit ségrégation, hyperspécialisation et inégalités ».

Géographe et directeur d’un cabinet d’études, Simon Ronai incrimine également les élus qui ont choisi « la préservation intégrale de leurs ressources fiscales ». « Tous, quelle que soit leur appartenance partisane, ont résolument empêché l’émergence d’une autorité politique métropolitaine élue et légitime susceptible de définir, voire d’imposer, des orientations stratégiques contraignantes et intégratrices et une redistribution des richesses fiscales. » Une gouvernance intimement liée au mode d’élection. « Ne siègent au sein de l’assemblée métropolitaine, souligne Clément Lescouplé, que les représentants des majorités municipales mandatés pour que la Métropole ne décide de rien qui risquerait de contraindre ses communes membres. »

Un scrutin de liste métropolitaine donnerait sans doute une existence politique et démocratique à la métropole, mais ce n’est pas à l’ordre du jour de ces municipales. Les candidats ne pensent leur projet que dans les limites communales.

(1) Constituée de Paris et des communes des trois départements de la Petite Couronne (Hauts-de-Seine, Seine-Saint-Denis, Val-de-Marne), la MGP a été rejointe par six communes de l’Essonne (Athis-Mons, Juvisy-sur-Orge, Morangis, Paray-Vieille-Poste, Savigny-sur-Orge et Viry-Châtillon), ainsi que par Argenteuil (Val-d’Oise).

(2) Loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles, 27 janvier 2014.

(3) Daniel Béhar a codirigé avec Aurélien Delpirou l’Atlas du Grand Paris. Une métropole en mutation, Autrement, 24 euros.

(4) « La Résorption des inégalités, un enjeu métropolitain ? », Vacarme n° 87, Printemps 2019.

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