Économie du masque : quel modèle d’avenir ?

À l’heure du déconfinement, l’approvisionnement en masques est une priorité absolue. Des entreprises se lancent dans leur confection sur le territoire français. Mais les choix faits dans l’urgence du modèle économique soutenu par les pouvoirs publics donnent l’idée du monde voulu pour demain.

Nadia Sweeny  • 29 avril 2020
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Économie du masque : quel modèle d’avenir ?
© Photo : chaîne de production des masques dans l'usine de la société Kolmi-Hopen, le 1er février 2020 à Saint-Barthélemy-d'Anjou (Loïc Venance / AFP)

Édouard Philippe l’a mentionné à plusieurs reprises au cours de son discours : le masque est et sera un outil indispensable ces prochains mois. Son obligation dans les transports en commun et dans certains commerces augmente d’autant plus les besoins alors que la pénurie peine à se résorber. Dans ce contexte de tension économique et de dépendance à l’importation, et à l’heure où l’industrie existante sur le territoire ne permet pas de combler les besoins, de nouveaux projets de fabrication « made in France » se lancent.

Business is business

Au Blanc-Mesnil, Eurasia groupe, propriété de Hsueh Sheng Wang, un homme d’affaires franco-chinois, monte, d’ici début mai, une usine de confection de masques « grand public » par le biais de sa filiale, la Société des tubes de Montreuil. Acquise en 2018, elle est propriétaire d’actifs immobiliers (110.000 m²) situés sur les communes du Blanc-Mesnil et du Bourget (Seine-Saint-Denis). Avant la crise, Eurasia Groupe projetait d’y développer un programme immobilier dans le cadre du « Grand Paris », composé d’habitations et de commerces. Le tout, pour un chiffre d’affaires estimé à 400 millions d’euros.

Le groupe avait même annoncé, début février, une levée de fonds de 5 millions d’euros auprès d’un établissement bancaire européen. Aujourd’hui, une partie de ce projet se transforme donc en usine de masques. « Les machines viennent de Chine. La première livraison arrivera aux alentours du 1er mai, puis d’autres machines arriveront la semaine prochaine. Grâce à ces quatre machines nous pourrons produire 120 masques à la minute, soit 500.000 masques par jour », déclare Hsueh Sheng Wang à la presse, générant l’engouement des politiques locaux et notamment du maire du Blanc-Mesnil, Thierry Meignen, conseiller régional d’Île-de-France et proche de Valérie Pécresse, qui annonce la nouvelle sur son compte Twitter.

Un engouement qui semble faire fi du passé sulfureux de l’homme d’affaires franco-chinois. En 2010, Hsueh Sheng Wang avait racheté une partie importante du port du Havre à la mairie en promettant de mettre sur pied un projet innovant avec à la clé des centaines d’emplois. Mais la plateforme d’échange commerciale franco-chinoise prévue n’a jamais vu le jour. À l’époque, ce projet avait été lancé en grande pompe par l’actuel Premier ministre, Édouard Philippe, alors maire de la ville.

Par ailleurs, Hsueh Sheng Wang est encore soupçonné de fraude fiscale et de blanchiment. D’après nos informations, l’enquête de la brigade financière lancée à son encontre en 2014, après une alerte de Tracfin, est en cours de clôture : le parquet financier doit décider d’ici peu s’il poursuit ou non l’homme d’affaires dont une partie des activités immobilières se fait via des entreprises enregistrées au Luxembourg, un paradis fiscal européen.

Subvention

Mais, aujourd’hui, l’urgence est de pallier la pénurie de masques et de répondre à la demande qui s’annonce phénoménale à l’heure du déconfinement. Eurasia profite de l’aubaine et de son réseau. Le groupe a même fait une demande de subvention « PM’up Covid-19 » mise en place par la région Île-de-France pour soutenir les projets de création de « biens ou services stratégiques pour lutter contre la crise ». Cette aide financière est un dérivé d’une subvention appelée « PM’up », visant initialement les PME. Mais, pour l’occasion, la région Île-de-France l’a élargie aux ETI – entreprises de taille intermédiaire – avec des critères passant de 250 à 5.000 salariés maximum et à un chiffre d’affaires de 50 millions à 1,5 milliard d’euros maximum. L’aide financière a, elle aussi, été gonflée, passant ainsi de 250.000 à 800.000 euros.

Un autre groupe, japonais celui-ci, a répondu à l’appel. Iris Oyhama – producteur de boîtes de rangement en plastique – va produire dès octobre des masques chirurgicaux et FFP2 dans son usine de Lieusaint, en Seine-et-Marne. Ce groupe présent sur les continents européen, américain et asiatique produit déjà ces masques en Chine, pour les marchés japonais et chinois. Avec 11.800 employés dans le monde et un chiffre d’affaires total d’environ 3,2 milliards d’euros en 2017, il a lui aussi déposé un dossier de subvention « PM’up Covid-19 » : l’usine de Lieusaint, prise en dehors du groupe, annonce un modeste chiffre d’affaires de 192.400 euros en 2017.

« Nous avons rencontré le cabinet de Mme Pécresse et on devrait intégrer leur référencement pour les achats publics, explique Sophie Vendôme, directrice des ressources humaines du groupe. Le groupe investit 4 à 5 millions d’euros dans ce projet et envisage la création d’une quarantaine d’emplois. À terme, on devrait fournir 30 millions de masques par mois. » Première livraison vers octobre.

Valérie Pécresse, persuadée qu’après la crise du coronavirus « les Français porteront plus de masques pour se protéger », s’est même engagée auprès de ces acteurs économiques : « Si leur usine s’implante en Île-de-France, ce sera rentable. » Pour le moment, d’après nos informations, aucun protocole d’accord n’a été signé. Mais cet engagement a comme un goût de déjà-vu, tout comme le modèle économique qu’il promeut dans l’urgence.

Plaintel : le contre-modèle

L’usine de Plaintel, dans les Côtes-d’Armor, a connu une histoire similaire : au début des années 2000, ses capacités de production avaient été multipliées afin de subvenir aux besoins étatiques. Puis l’État avait fini par cesser ses commandes et la multinationale propriétaire de l’usine a détruit cet outil de production en 2018.

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Mais, à l’heure de la pénurie, un groupe d’anciens salariés, de syndicalistes et d’acteurs locaux projette de la remettre sur pied, sur un modèle différent. Un modèle coopératif. « On ne va pas refaire la même erreur qu’avant : l’État commande et puis quand il n’en veut plus l’entreprise coule », promet Guy Hascoët, en charge du projet.

© Politis

Cet ancien secrétaire d’État à l’Économie solidaire dans le gouvernement de Lionel Jospin est à l’origine du modèle de société promis au projet de Plaintel : la Scic, société coopérative d’intérêt collectif. « C’est un modèle multi-sociétariat qui permet de faire entrer dans le capital à la fois des usagers, des clients, des associations, des acteurs publics, privés, petits ou gros, le tout sans aliénation : le gros ne prend pas le pouvoir sur le petit » explique Guy Hascoët. Objectif du modèle : la production de biens ou de services d’intérêt collectif qui présentent un caractère d’utilité sociale.

Lancé en 2001, la Scic n’a pourtant pas connu un engouement fulgurant. « Il faut du temps pour qu’un statut soit pris en main. Mais il a été pensé pour faire ensemble, quels que soient les gens, dans une logique nouvelle de créer des lieux de fédération, assure l’ancien secrétaire d’État. Pour le projet de Plaintel, nous avons donc contacté toutes les branches d’activité qui ont aujourd’hui besoin de masques – pharmaciens, hôpitaux, secteurs sociaux, secteur du bâtiment, acteurs publics locaux, associations etc. – en leur demandant si l’idée de sécuriser un approvisionnement en masques était à leurs yeux une bonne idée, s’ils étaient prêts à ouvrir une partie de leurs commandes et même à prendre part au projet. » Beaucoup ont répondu par la positive.

Lire > La Scic contre l’impéritie

Ce projet de relance, poussé dès la fin mars par l’Union syndicale Solidaires des Côtes-d’Armor, a aussi trouvé soutien auprès de plusieurs acteurs politiques régionaux, ravis de relancer une activité industrielle sur leur territoire. Mais à la région comme au département, on persiste à exiger un engagement étatique de commandes pour continuer de soutenir le projet. La première réponse du gouvernement a été lapidaire. La seconde, beaucoup plus magnanime.

Le 21 avril, le député Marc Le Fur (LR) a en effet interpellé, dans l’hémicycle, Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Économie et des Finances. « C’est une usine dont les locaux sont d’ores et déjà repris par une autre entreprise, et les machines ont été mises de côté ou reprises par l’autre entreprise », avait-elle répondu, ajoutant : « Peut-être que le projet de Plaintel est une bonne idée mais il y a des alternatives. » Sous-entendant des entreprises déjà existantes, donc, montées sur des modèles classiques.

C’est sous la pression de l’engouement que rencontre le projet que, mercredi 22 avril, Agnès Pannier-Runacher s’est fendue d’un courrier à Loïg Chesnais-Girard, président PS de la région Bretagne, indiquant que l’État se porterait acquéreur des masques fabriqués à l’usine de Plaintel. Même si ces éventuelles commandes ne sont pas déterminantes dans le modèle qu’il veut mettre sur pied, Guy Hascoët convient qu’« il faut faire la pédagogie de l’après. Cela doit être ingéré par des sphères institutionnelles qui n’ont pas l’habitude et des sphères économiques qui s’y refusent. La dynamique du dépassement n’est pas simple. » Mais elle est plus que jamais nécessaire.

Économie Santé
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