« Conduire son émancipation culturelle »

Et si nous profitions de cette période où les lieux de diffusion sont fermés et les festivals annulés pour modifier le spectateur ou la spectatrice que nous sommes ? suggère le philosophe Christian Ruby.

Christophe Kantcheff  • 13 mai 2020 abonné·es
« Conduire son émancipation culturelle »
© Alors que nous ne pouvons plus aller en salle (ici l’Olympia), ce sont les œuvres qui viennent massivement à nous via Internet.Photo : STAFF / AFP

Les effets des mesures sanitaires prises contre le Covid-19 touchent gravement les milieux des arts et de la culture, la plupart des mesures annoncées par Emmanuel Macron le 6 mai restant trop vagues pour rassurer. Mais comment le public, sevré de spectacles et d’œuvres nouvelles, peut-il vivre cette période de confinement culturel prolongé ? Les réponses de Christian Ruby, philosophe, auteur de plusieurs livres sur la question du spectateur (1).

Il n’y aura pas de festival, pas de grands rendez-vous artistiques cet été. Qu’en est-il du public, littéralement désœuvré ?

Christian Ruby : Votre question renvoie implicitement aux travaux du philosophe Jean-Luc Nancy. Dans sa réflexion sur l’être en commun et la place de l’art dans la cité, il conçoit ce dernier comme « œuvrement » au profit du commun, par « passage » ou « tissage » entre les individus. Toute déliaison de l’art et des individus pousse la cité au désœuvrement (repli sur soi).

Cela dit, votre formule présuppose deux choses : que le confinement culturel, maintenu, fait sombrer le public d’un œuvrement antérieur à un désœuvrement ; et que la culture ou les arts sont affaires d’œuvres. Mais il n’est pas certain que nous ayons toujours été « œuvrés » par les festivals et rendez-vous culturels suspendus, d’autant qu’ils n’ont pas toujours fait « œuvre ».

Il me semble que ce confinement est plutôt configuré par un dérangement de l’ordre habituel des choses vécu comme immuable, par un désajustement d’un ancien ordre des forces artistiques et culturelles. Cette déstabilisation est vécue comme une chape traversée par la possibilité soudaine de la mort (individuelle et/ou sociétale). Mais, après cette fragilisation (sans révolution) du commun antérieur – auquel on n’était déjà pas obligé d’adhérer –, se joue la possibilité de refaire « public » en donnant une intensité plus grande à des opérations inédites susceptibles de faire valoir un autre commun.

« Le public » n’est donc pas désœuvré. D’ailleurs, existe-t-il ? En revanche, la situation appelle chacun.e à rebondir après le déconfinement afin de « faire » public bientôt en s’emparant des questions culturelles, tout en rappelant que culture et arts ne tiennent pas à des « objets » mais aux exercices par lesquels les femmes et les hommes se tiennent debout en toutes circonstances.

Qu’est-ce que cela signifie pour des spectateurs de ne pas voir de spectacles nouveaux, d’expositions ?

L’investigation sur les effets du confinement dans le domaine esthétique (arts et culture), en marge de dégâts considérables en économie de la culture, dans le travail des techniciens des spectacles et la survie de l’intermittence, devrait nouer paradoxalement deux pans de la situation : une impossibilité (d’accès direct et de déambulation physique) et une pléthore (d’offres en images seulement numériques). C’est dans ce nœud que s’effectue -potentiellement du « nouveau ». Le « nouveau » que vous évoquez n’est pas celui de l’argument publicitaire. Parlons donc du « nouveau » esthétique rapporté aux spectatrices et spectateurs. Il demeure, dès lors qu’elles et ils misent sur des perspectives différentes, des dispositions imprévues d’objets et d’images ou de situations. Le « nouveau » consiste alors à réussir à se demander ce que chaque œuvre veut faire de soi et de répondre à cette question : quel·le spectateur·trice veut-on devenir ? Tant qu’il ne s’agit pas de censure ou de dictature, ne pas pouvoir momentanément voir des spectacles et des expositions en flânant crée tout de même des occasions de s’exercer à renouveler ses limites esthétiques.

Que devient le spectateur quand il regarde seul devant son ordinateur la captation d’une pièce de théâtre ou d’un concert ?

Reste effectivement le problème posé par deux dynamiques centrales attachées à l’adresse de l’œuvre à chacun·e, constitutive (historiquement et culturellement) de l’art d’exposition depuis la Renaissance. Leur modulation par la médiation de l’ordinateur est évidente, même si je refuse de le diaboliser.

La première dynamique n’est cependant pas modifiée substantiellement par la situation : c’est celle de l’exercice du désir de ce que j’appelle l’« art légitime » engendré par les institutions culturelles. Les partages esthétiques et les disparités sociales subsistent. Pour autant, cela ne doit pas masquer l’existence éventuelle d’un (autre) désir d’art, cette fois élargi, susceptible d’ouvrir chacun.e à des recherches esthétiques personnelles à partir d’œuvres poussant à circonscrire un autre commun. Là se joue aussi le sort d’œuvres inédites, non conventionnelles, qui accèdent difficilement à du public.

La seconde est celle du plaisir et du processus d’émancipation esthétique, et en conséquence celle du partage de ce plaisir dans un espace public culturel dans lequel mettre les œuvres à l’épreuve entre spectatrices et spectateurs. Justement, la situation pousse définitivement à s’émanciper en comprenant qu’il n’est pas nécessaire d’aller vers l’art comme on va à l’église ; que la fréquentation des œuvres permet un plaisir plastique, non formaté ; que l’on n’est jamais seul devant son écran (aussi partageable) ; que l’imaginaire n’est pas entravé même si l’espace de vie est réduit, etc.

Toutefois, il reste à donner forme d’espace public culturel et corporel à cet enthousiasme esthétique. Là aussi, une chance est à saisir : transformer l’ancien espace culturel, désormais réduit, le décoloniser des prescripteurs censés énoncer ce qu’il faut voir ou penser de ce qui est visible/audible, faire place aux cris de dissentiment culturels.

Est-ce que cette pratique de fréquentation des œuvres change l’accueil que l’on fait en soi à celles-ci ? Et si oui, en quoi le rapport à l’œuvre est-il changé ?

Vous avez raison : on pourrait parler de l’accueil dans l’œuvre, de l’œuvre, de l’institution, de l’espace public, etc. Restreignons-nous à cet accueil essentiel qui tient à chaque spectateur, sans négliger le fait que c’est par le biais de médias que passe aussi un certain accueil des arts en mode de confinement, accentuant les dominations culturelles.

Ce qui me paraît problématique, c’est le remède trouvé contre le confinement culturel et qui devient poison : la sollicitation à la voracité. Il repose d’ailleurs sur un paradoxe : ce sont les institutions et associations culturelles, auparavant réprobatrices à l’égard de la consommation et du marché culturels, qui enflamment les offres. Ces dernières sont presque plus nombreuses désormais que les promotions des industries culturelles. La bonne volonté des uns et des autres n’est pas en cause. Elle risque pourtant de fabriquer un personnage de « bâfreur » culturel.

À son encontre, nous devrions exercer notre attention à apprendre la restriction face au maelström d’offres. Non une restriction par impossibilité d’accès, contrainte ou normativité. Plutôt par restriction critique en décidant, chacun.e, de conduire son émancipation culturelle. Comment ? En apprenant à ne pas vouloir « tout » (voir, entendre…), d’autant que le tout est insupportable. Une restriction appelant à se vivre dans l’accueil du fragment et l’adresse aux autres.

La quantité d’offres culturelles menace de nous détruire encore plus qu’avant, surtout si la quantité prétend pallier l’ennui surgi d’un confinement sans doute bientôt atténué. Réduire cette quantité pour soi-même et non par ordre d’un pouvoir permettrait de profiler l’invention d’une vie culturelle pour l’avenir dans l’art de ne pas tout désirer et de faire place au désir d’art, lequel n’est pas le besoin de vénérer des œuvres.

(1) Devenir spectateur ? Invention et mutation du public culturel (L’Attribut, 2017) ; « Criez, et qu’on crie ! » Neuf notes sur le cri d’indignation et de dissentiment (La Lettre volée, 2019).

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