Vers une épidémie de baisse des salaires ?

Les « accords de performance collective » permettent d’imposer des sacrifices considérables aux salariés. Une arme qui pourrait profiter de la crise actuelle pour se déployer massivement.

Erwan Manac'h  • 24 juin 2020 abonné·es
Vers une épidémie de baisse des salaires ?
Le 12 juin, devant le siège de Derichebourg, à Blagnac, des salariés protestent contre l’accord que veut imposer la direction.
© Lionel BONAVENTURE/AFP

Baisser les salaires pour éviter les licenciements : c’est ainsi que pourrait se résoudre, dans les entreprises en difficulté, l’équation posée par la crise du Covid-19. Muriel Pénicaud, ministre du Travail, brandit depuis plusieurs semaines une arme juridique qui demeure sous-utilisée depuis sa création, en 2017, par les ordonnances travail : l’accord de performance collective (APC).

Ce modèle d’accord permet aux employeurs, sans avoir à justifier de difficultés économiques, de toucher au cœur du contrat de travail, c’est-à-dire au niveau de salaire, au volume horaire et à la mobilité géographique et fonctionnelle des salarié·es. Une arme de « flexibilisation » ultime, qui fusionne et facilite plusieurs modèles d’accord (1) imaginés depuis 2013, en vertu d’une tendance de fond à laisser toujours plus les coudées franches aux chefs d’entreprise. Jusqu’à aujourd’hui, ces accords, qui nécessitent la signature des syndicats majoritaires ou le vote des salarié·es en référendum d’entreprise, n’ont pas défrayé la chronique. Selon les bilans partiels – les APC ne sont pas soumis à l’obligation de publicité, contrairement aux accords précédents de maintien dans l’emploi –, le compteur s’est pourtant vite emballé : 350 APC ont été recensés par la ministre du Travail en deux ans d’existence. C’est plus que le nombre d’accords de « maintien dans l’emploi », mais encore infime au regard des 35 000 accords d’entreprise signés chaque année.

La crise du Covid-19 semble en revanche avoir déjà changé la donne. Le 12 juin, Derichebourg, sous-traitant d’Airbus, -faisait signer un APC sur son site de Blagnac pour supprimer le treizième mois, les indemnités kilométriques et le ticket repas à ses 1 600 salarié·es, disséminé·es sur plusieurs sites, en faisant planer la menace de la suppression de 700 emplois. Une négociation (mal embarquée) est également en cours au journal L’Équipe, et Ryanair a, quant à lui, tenté de s’engouffrer dans cette brèche pour réduire les salaires, sous la menace d’un plan de licenciements visant 27 % des pilotes et copilotes.

Ces accords se distinguent des précédents par l’absence quasi totale de contreparties. L’employeur n’a pas à justifier la pertinence économique du plan, ni à s’engager à ne pas conduire de plan social ultérieurement. Seulement 10 % des accords de performance collective prévoient donc le maintien de l’emploi comme contrepartie (2). Et lorsque c’est le cas, comme chez Derichebourg, la promesse frise la malhonnêteté : le sous-traitant d’Airbus s’engage à ne pas conduire de licenciements économiques d’ici à juin 2022, « sous réserve » qu’aucun « événement de force majeure » ne vienne impacter l’industrie aéronautique. Par ailleurs, depuis 2017, les dirigeants de l’entreprise n’ont plus à s’imposer le même régime que celui qu’ils demandent à leurs salarié·es. Résultat, seulement 3 % des APC signés prévoient un principe de partage des efforts entre salarié·es et cadres dirigeant·es (3).

Les APC n’ont pas non plus nécessairement de date de fin, contrairement à ce que laisse penser la communication entourant ces accords, et, dans les trois quarts des cas, les chefs d’entreprise ont choisi de ne pas en mentionner. Enfin, le refus de signer vaut licenciement, sans passage par la case « reclassement », sans accompagnement prévu par la loi dans le cadre des licenciements économiques et sans contestation possible devant les tribunaux.

L’APC est donc un rasoir à deux lames, car la dureté des mesures qu’il autorise peut avoir pour effet d’inciter des salarié·es à préférer refuser l’accord, ce qui permet de les licencier à moindres frais. Une extrémité qu’envisagent certain·es de Derichebourg, après la chute de 20 % de leur rémunération globale et face au risque d’être envoyé·es sur des sites éloignés de leur domicile sans possibilité de le refuser (et sans indemnités kilométriques). « Le rôle des accords de performance collective n’est pas d’éviter les licenciements, insiste Josépha Dirringer, maîtresse de conférences en droit du travail, c’est d’éviter l’application du droit des licenciements économiques. » Subtilité supplémentaire qui n’aura pas échappé aux cabinets d’avocats-conseils, les APC font baisser la masse salariale, ce qui réduit d’autant le coût ultérieur d’un éventuel plan social.

Ces accords sont donc des armes redoutables, avec comme unique garde-fou la capacité des représentants de salarié·es ou des salarié·es eux-mêmes à résister au chantage à l’emploi. Alors même que les moyens de la représentation syndicale ont été drastiquement réduits par les ordonnances travail (fusion des instances représentatives du personnel, plafonnement des indemnités prud’homales, impossibilité de bloquer un plan social illégal, réduction des délais de consultation). Chez Derichebourg, il n’a fallu que dix voix de délégués Force ouvrière pour dégager une majorité syndicale et faire adopter un accord qui engage le sort de 1 600 personnes.

Sentant monter cette pression sur ses élus, le personnel de L’Équipe a vivement réagi dès le début des négociations. La direction comptait organiser une série de réunions pour informer directement les salarié·es et tenter de faire accepter une baisse de salaire de 10 %, une suppression de 16 jours de RTT et un passage au forfait-jour. « Mais nous avons des réorganisations tous les deux ans depuis quatorze ans, raconte Denis Perez, délégué SNJ-CGT. Nous sommes rodés à ce type de manœuvre. Là, on nous prend pour des andouilles. » Le 17 juin, 225 salarié·es sur 350 signaient une lettre qui répondait au mot d’ordre de « 3 zéros » : « zéro RTT en moins, zéro baisse de salaire, zéro réunion d’information ».

Pour Fabrice Signoretto, du Cercle -Maurice-Cohen, un groupe de réflexion sur les instances représentatives du personnel proche de la CGT, ces accords d’un nouveau genre posent la question de la capacité des délégués du personnel, sur le terrain, à faire le poids face aux patrons et à leurs cabinets d’avocats. « Les délégués sont un peu laissés livrés à eux-mêmes par les fédérations syndicales, souffle-t-il. Ils risquent de signer tout et n’importe quoi, faute de soutien. » Après l’importante médiatisation de l’APC signé par Force ouvrière, syndicat majoritaire chez Derichebourg, la confédération FO publiait d’ailleurs un communiqué dans lequel elle promettait de faire « tout son possible, y compris par la voie judiciaire, pour empêcher la pérennisation de ce type d’accord » et sa « prolifération » à la faveur de la crise. Tout en affichant un soutien de façade à ses représentants locaux.

Le glissement suggéré par ce type d’accord est également culturel, souligne Fabrice Signoretto : « Le risque économique n’est plus à la charge de l’employeur, mais du salarié. C’est une logique que l’on voit se durcir depuis vingt ans. » Dans les quelques exemples récents, c’est également la rapidité avec laquelle l’entreprise fait payer la crise à ses salarié·es qui sème l’amertume. Les entreprises bénéficiaires refusent d’essuyer des pertes, même lorsque la perspective à long terme est celle d’un retour à la normale. Derichebourg a versé 17,5 millions d’euros de dividendes à ses actionnaires et une expertise commandée par l’Unsa montre que les comptes ne devraient pas passer dans le rouge avant le mois de septembre. L’Équipe affiche une trésorerie à 400 millions d’euros, mais ne veut pas attendre le déconfinement des compétitions sportives, qui devrait redorer ses ventes dès le mois d’août, pour déclencher des mesures d’économies.

Les exemples de Derichebourg et de L’Équipe ont néanmoins montré que ces accords constituaient un moyen efficace de remettre de vieilles prétentions patronales sur le tapis. Denis Perez raconte même ce lapsus du directeur général lors d’une négociation : la crise du coronavirus, affirme alors le dirigeant devant les représentants du personnel, a fait « gagner quatre ans de baisse des ventes en kiosque » au journal. Autrement dit, le scénario de sortie du modèle papier, sur les tablettes des dirigeants de L’Équipe depuis plusieurs années, s’accélère à la faveur de la crise. La crise recèle donc de riches opportunités, grâce à un droit du travail désormais taillé pour permettre aux employeurs de les saisir.

(1) Les « accords de maintien de l’emploi », les « accords de préservation ou de développement de l’emploi » et les « accords de mobilité ».

(2) Selon l’étude d’Hélène Cavat, doctorante en droit du travail, qui a analysé 119 accords non publics sur l’année 2018 et le début de l’année 2019.

(3) Idem.

Travail
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