Le Bordeaux colonial a son Guide

Il existait un Guide du Paris colonial, Bordeaux dispose désormais du sien, qui traque l’empreinte des colonialistes et des négriers dans les nomenclatures de rue, de monuments et d’édifices.

Patrick Piro  • 20 juillet 2020
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Le Bordeaux colonial a son Guide

Voilà un ouvrage qui tombe à son heure : quelques jours avant le décès du citoyen étasunien noir Georges Floyd sous le genou d’un policier blanc, une équipe de militants anti-colonialistes bordelais publiait un Guide du Bordeaux colonial (éditions Syllepse). L’ouvrage accompagne très utilement la vague de protestations anti-raciste puis anti-colonialiste surgie dans le sillage de ce meurtre raciste, et notamment marquée par le déboulonnage de statues d’acteurs de la traite négrière, de l’esclavagisme et du colonialisme.

© Politis

Quelle place occupent de tels personnages dans l’espace public, à Bordeaux et dans les communes de sa périphérie ? Les auteurs ont épluché la biographie des personnages dont les élus municipaux ont donné le nom à des rues ou des édifices, en y accolant de courts portraits historiques, destinés à donner le plein éclairage de parcours trop souvent limités à des hagiographie de circonstance. « L’idée générale est de rendre visible à quel point l’État en France s’est constitué comme État colonial », écrivent-ils. Et la ville de Bordeaux y contribue, même si moins notoirement que Nantes par exemple, bien qu’elle ait un temps été le premier port négrier français à la fin du 18è siècle. Au-delà de vedettes à rayonnement national (Colbert, Jules Ferry, Gallieni, Bert, Gambetta, etc.), affichées dans de nombreuses villes en France, la capitale de l’Aquitaine ajoute une galerie de personnages locaux ayant tiré parti de l’esclavage pour faire prospérer leurs affaires, ou participé de près ou de loin à la traite négrière ainsi qu’au fait colonial — négociants, hommes politiques, militaires (de la Béchade, Borie, Sarget, Wustenberg, Baste, Garnier, etc.).

Les auteurs s’étaient organisés pour mettre cet annuaire à disposition du public à l’occasion du Sommet Afrique-France 2020 dont la tenue était prévue début juin à Bordeaux, événement annulé pour cause de covid-19 qui aurait accueilli une cinquantaine de chefs d’État africains, « dont il n’était pas pensable qu’ils ne disposent pas d’un guide adéquat pour visiter la ville », brocarde André Rosevègue, l’un des co-auteurs, et membre du collectif Sortir du colonialisme Gironde qui ne s’est pas contenté d’épingler des acteurs de siècles éloignés. « Nous n’avons pas raté Mitterrand et Chaban-Delmas, dont deux ponts portent les noms sans que ne soit rappelée leur action ministérielle pendant la guerre d’Algérie. En particulier, en 26 ans de présence à la tête de la municipalité, je n’ai jamais entendu rappeler que Chaban-Delmas avait ordonné en 1958 le bombardement de représailles d’un village tunisien qui a tué 70 personnes ou créé deux écoles de guerre psychologiques en Algérie. » Dont l’une sera dirigée par le général Bigeard, de sinistre mémoire, notamment pour sa pratique de la torture. Et parmi les « découvertes » des auteurs, le rôle du cardinal Donnet, dépositaire d’une place à Bordeaux, qui tenta d’influencer (en vain) le pape en 1867 dans le but de « couronner les mérites surnaturels du héros chrétien » Christophe Colomb par une canonisation.

Autre de leurs personnages fétiches : Paul Bert. Universitaire et homme politique, porteur de thèses racialistes et auteur de livres scolaires, « il a laissé son nom à au moins une école par département ! », s’exaspère André Rosevègue, qui dénonce aussi « l’anachronisme effrayant » de la Région et l’université de Bordeaux qui ont choisi… en 2017, le nom de Paul Broca pour son centre de neurosciences, en dépit de ses idées racistes et sexistes – il a inventé l’anthropométrie crâniale, qui prétend déterminer les capacités mentales et intellectuelles d’un individu à partir de l’anatomie de son crâne et de son cerveau.

Les auteurs du guide ne prennent pas de position radicale sur ces questions, sinon sur la nécessité de donner des explications au public et de mener un débat sur la pertinence de débaptiser telle rue ou de démonter telle statue. Début juin, la ville de Bordeaux avait commencé à apposer des plaques informatives au côté de noms controversés présents dans l’espace public, « mais de manière très limitée », regrette André Rosevègue.

À terme, c’est une collection de guides similaires qui pourrait voir le jour. Des idées sont en gestation à Nantes, La Rochelle, Bayonne, Marseille et même Le Havre. L’édition bordelaise a pour sa part pris exemple sur le Guide du Paris colonial (éditions Syllepse, 2018), dont la publication, un peu confidentielle à l’époque, pourrait connaître un regain d’intérêt dans la période actuelle.

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Société Idées
Temps de lecture : 4 minutes
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