Quentin Jagorel : Un cinéaste à Bercy

Ancien élève de l’École nationale d’administration, Quentin Jagorel est aussi réalisateur, pleinement inscrit dans le film intime et social. Itinéraire d’un personnage hors des clous.

Jean-Claude Renard  • 26 août 2020 abonné·es
Quentin Jagorel : Un cinéaste à Bercy
© Alexis Aulagnier

Paysage de terrils, de friches en déshérence couvertes de graffitis ; des murs de briques pourpres, témoins d’une époque industrielle qui a cassé sa pipe. Plein cœur du bassin minier du Pas-de-Calais, Drocourt. Un gros bourg à trois encablures d’Hénin-Beaumont. On y exploitait la houille depuis 1879. Faillites et périclites. L’activité a baissé le rideau en 2002. Les installations ont été rasées. On n’y ressent pas moins le souffle haletant des mineurs, des ouvrières qui ont marné là pendant plus d’un siècle.

Qu’est-ce qu’on attend maintenant, sinon devoir survivre au milieu des stigmates de la désindustrialisation ? Tel est le cas pour la population de La Parisienne, un quartier de Drocourt, cité articulée autour de 237 corons, entre deux longues rues aux noms modestes et simples, au diapason des gens du cru. Rue basse, rue haute. On y croise aussi la rue du Tarn, la rue de la Dordogne, du Lot, de l’Ariège, la place des Mines, la route d’Arras… Des lieux demeurés dans leur jus.

La Parisienne l’a échappé belle. Il y a quelque cinquante ans, un projet prévoyait sa destruction. Les élus communistes locaux ont riposté par une société d’économie mixte. On rachète les turnes (à hauteur de 18 000 francs la baraque). À partir des années 1980, une cinquantaine de maisons sont rénovées chaque année. Cuisine aménagée et toilettes à l’intérieur. Tout-à-l’égout et gaz à tous les étages, pourrait-on presque dire.

Le quartier compte pas loin de 700 âmes. Pas bézef mais suffisant pour posséder son histoire, ses anecdotes dans la fleur des nerfs, ses trognes qui font récit. Certaines témoignent de leur chez-soi. Tout un menu peuple filmé sobrement devant la caméra, au milieu d’un encombrant vaisselier, d’un jeu de casseroles suspendues, de photos de famille, de napperons, d’assiettes décoratives. Retraités, responsables associatifs. Ici, une veuve qui a perdu son époux, succombant à la silicose ; là, un jeune couple, des gosses, des ados, un directeur de centre de loisirs – il en faut bien dans ce décor âpre.

« La Parisienne, observe Bernard -Czerwinski, maire communiste de Drocourt depuis 1995, c’est un collectif horizontal, comme une grande tour qui serait couchée. » Une population héritière de la culture du bassin minier, de sa solidarité, de ses souffrances qui forgent les caractères. Entre un avant et un après. Il y traîne un fond de nostalgie, celle d’une époque difficile mais heureuse, animée de jeux, de camaraderie, d’espaces de convivialité (le quartier comptait dix-sept cafés, il ne reste plus qu’un bar-tabac-PMU). La Parisienne vit aujourd’hui dans la dichotomie, la fracture générationnelle. Entre ceux qui ont connu la cokerie et ceux qui ont grandi dans les années 1990-2000. Ceux qui ont été élevés « à la dure » et ceux qui n’en font « qu’à leur tête ». Dans cette atmosphère au ciel bas et lourd, les idées du Rassemblement national fleurissent. Hénin-Beaumont n’est jamais très loin. On résiste alors (1)…

Plongée dans l’histoire d’un coron, social pur jus, sans misérabilisme, Rue basse, rue haute est le nouveau documentaire de Quentin Jagorel (produit par Effervescence Doc et prochainement à l’écran). Pas le premier film. À 29 piges. Voilà deux ans, il livrait Les Pagels, consacré aux habitants de l’Ardèche montagnarde. On y parlait déjà de l’avant et d’aujourd’hui avec une foule de petites gens face caméra. Un édile, des agriculteurs, un aubergiste, des ados attachés à leur terre, un couple de commerçants dans la mouise financière, des producteurs de lait de moins en moins nombreux… Soit une radiographie humaine d’un territoire un brin reculé, au climat rude, qui souffre de la désertification des campagnes. Ni amertume ni aigreur, mais une défiance, beaucoup d’interrogations, un poil de tristesse… En 2017, quand il tournait ce film, le réalisateur était en stage, élève de l’École nationale d’administration. Quentin Jagorel est énarque. Et cinéaste, donc. Avec derrière lui déjà une bonne poignée de films, entre fictions et documentaires.

Né à Rennes en 1991, le jeune Quentin grandit dans le pourtour de la capitale bretonne, à Melesse, puis à Betton au moment où ses parents divorcent, quand il a 7 ans. Sa mère est infirmière en bloc opératoire, son père est cadre de santé. Tous deux calés dans la classe moyenne. Il mûrit auprès de son père, chez qui dominent culture et voyages, dans un univers « serein, aimant, joyeux, où il fallait faire sa place parmi une fratrie pléthorique ». Enfance et adolescence marquées par l’excellence, une implication scolaire, des amitiés qui durent encore. À 15 ans, il acquiert sa première caméra. Qu’il trimbale dans ses brinquebales. Filmant le bal de la vie, visages et paysages, fasciné par « le spectre des images en mouvement ». Bac S. Puis études et concours. Sciences Po et HEC d’abord (la même année, en 2015), parce que ce sont là deux écoles qui ouvrent les champs du possible, « tous les horizons, le plus longtemps possible ». Déjà vagabonde l’idée de ne pas s’enfermer. Suit l’ENA, dont il sort 3e en 2017. On appelle ça un homme bardé de diplômes, de concours haut la main. À défaut d’être surdoué, parce que « ça peut être bien encombrant », il est assurément brillant. Mais peu lui chaut. « J’ai des facilités de compréhension des situations, des phénomènes. Brillant ? Je ne sais pas, répond-il, sans fausse modestie. Vraiment. Il y a beaucoup de gens à l’ENA qui ne le sont pas. C’est un concours qui demande une rigueur, l’apprentissage du conformisme, une persévérance, qui exige de maîtriser les codes à l’écrit et à l’oral. On ne vous demande pas d’être brillant, au sens intellectuel de l’esprit français. »

Au gré de ses études supérieures, comme une histoire parallèle, Quentin filme. Il tourne sa première fiction, écrite par un ami, Valentin Hénault, en 2013. Kolia est le portrait d’un personnage singulier, d’origine russe, installé dans le Finistère, littérateur, voire bonimenteur, malicieux, vieux beau aux traits fins, aux élans oratoires, aux prestances aiguës, volubile. Une histoire sans paroles, ou presque, commentée en voix off. Un film tragi-comique trempé de bonne humeur. Avec Bernard Jagorel, le père du cinéaste, dans le rôle de Kolia. Et pour cause : dans le récit familial, on a toujours évoqué l’expérience d’un père comédien amateur. Doté d’un charisme qui ne pouvait échapper à la caméra du fiston. « En noir et blanc, parce que son visage de pur Breton correspond bien aux paysages de ce territoire. » Pas moins qu’une déclaration d’amour. Le rejeton en convient.

L’année suivante, en 2014, Quentin Jagorel enquille avec une nouvelle fiction, L’Exode, récit d’une jeune femme, chef d’équipe au sein du département financier d’un groupe international, et d’un peintre en bâtiment solitaire, insistant dans son coup de foudre pour elle. Au bout des regards intimes, il filme l’appréhension des corps, des sentiments, des échanges, la trahison aussi et le pardon. Un récit quasi mystique, sans paroles et commenté encore en voix off.

An 2015. Lors d’un stage au Chili, Quentin Jagorel change de genre pour un essai visuel coréalisé avec Nicolas Camerati, Le Paysage des sens. Ou comment exister au monde par rapport à soi, aux autres, au cœur d’un décor urbain constitué de jeux exacts, de mécaniques en branle, d’autoroutes et de ronds-points. Un film qui transpire de modernités effrayantes, un peu perché dans la géographie labyrinthique, presque expérimental.

D’un métrage l’autre, on aura tôt remarqué une constance : chaque plan est soigné, crache son sens du cadre. « C’est instinctif, prévient le réalisateur, qui n’est passé par aucune école de cinéma, apprenant sur le tas, jusqu’à l’exercice délicat du montage, mais il y a sans doute des influences de cinéastes qui filmaient au cordeau, avec des cadres très composés, comme Jacques Demy ou Michael Haneke. » Plus tard, se sont ajoutés dans la besace filmique Chris Marker, « comme une évidence absolue », Patricio Guzman, Sautet, Almodovar, Lars von Trier, Herzog… Ce sens du cadre vient aussi d’un intérêt pour la peinture des XVIe et XVIIe siècles, pour qui arpente les musées d’une ville à chacun de ses déplacements. Autre influence, la photographie, une marotte maternelle, retenue quelque part dans la caboche. Tout cela crée un académisme dont il aura un jour du mal à se défaire. Et alors ?

Quentin Jagorel est ainsi passé de la fiction au documentaire. Au fil de ses envies. « Je prends mes films comme autant d’essais, de tentatives. » Il n’y a pas de formes radicalement opposées (ses fictions utilisent des ressorts du documentaire, si l’on songe à la voix off). « Pour la fiction, c’est clairement l’exploration de la forme, dans la contrainte, qui m’intéresse : comment signifier cela, comment montrer ceci, faire du juste avec la matière filmique ? Pour le documentaire, le fond a plus d’importance. La démarche est plus politique. Je souhaite donner à voir du banal, de l’ordinaire, du non-spectaculaire, et de l’invisible. »

Fictionniste et documentariste. L’un n’empêche pas l’autre. « Je ne me suis jamais installé dans un genre. J’ai plutôt l’impression d’être un peu tout et un peu rien. Mais je pense maintenant avoir plus de choses à dire et me sentir plus utile dans le documentaire. » Résurgence sans doute de cette commotion éprouvée à l’adolescence devant Profils paysans, de Raymond Depardon. « Un nouveau rythme, une façon de voir le monde, une poésie, une mystique : bref, je comprenais la force du genre documentaire. » L’un n’empêche pas l’autre. Soit. Tout en faisant les choses sérieusement, sans se prendre au sérieux. Reste cette double étiquette : énarque inspecteur des finances et cinéaste. Ou comment concilier le réel et une hallucination du réel. « Je ne suis pas très sûr d’être dans la vie réelle quand je suis dans l’administration, confie-t-il. Je suis autant observateur à Bercy que je peux l’être à Drocourt. »

Quentin Jagorel a du mal à s’imaginer une existence « sur une seule jambe, une vie exclusivement au milieu d’énarques, avec des week-ends parisiens en Sologne. J’étoufferais, mais ça n’est tout de même pas une prison ! Et le travail, au service de l’intérêt général, demeure passionnant. » Sans démagogie, il apprécie, dans un rapport territorial et social fort, de « voir des gens qui ne soient pas des bourgeois parisiens prendre un pastis avec un habitant de Drocourt, un paysan ardéchois. » Pour Jean-Michel Djian, réalisateur chevronné qui connaît son travail, « il réussit toujours à saisir ce que sont les gens et où ils sont. Il a l’œil, c’est-à-dire qu’il aime ce que renvoie la plénitude des gens. Géomètre ou saltimbanque ? Difficile de croire que Quentin puisse réunir dans ce même cerveau bien fait des talents de cinéaste en devenir et d’expert-comptable des deniers publics. Son drame sera probablement d’avoir à choisir. »

Il y a à l’évidence chez Jagorel un côté Zelig, à l’aise dans tous les milieux. Toujours cette volonté de ne pas être enfermé dans une case. Non sans mal. « Dans le monde du cinéma, on me demande pourquoi je suis inspecteur des finances. À Bercy, on s’interroge sur cette activité. S’il est acquis qu’écrire des livres est normal, faire des films est une bizarrerie. Tout cela est assez réducteur, assigné. Or, on peut très bien être ouvrier à Drocourt et artiste peintre à la fois. »

Comme s’il ne suffisait pas, Quentin Jagorel s’est ajouté au printemps une casquette de conseiller municipal de Betton (sur une liste alliant socialistes et écologistes). Toujours ce besoin de ne pas se laisser enfermer, de dérouter le quidam alentour. « Il est intéressant de voir au niveau local comment les politiques publiques sont menées. De Bercy, explique-t-il_, on a une vue en surplomb, j’avais soif de me rapprocher des gens de terrain. »_ C’est aussi une façon de se rapprocher de ses deux projets : un film sur les résistants de l’île de Sein, un autre sur les pêcheurs de sardines à Douarnenez. Au prochain conseil municipal, il y a des chances qu’on lui demande ce qu’il fait à Bercy et pourquoi réaliser autant de films…

(1) Bernard Czerwinski a été réélu aux dernières élections municipales, dès le premier tour, avec 67 % des voix.

Tous les films de Quentin Jagorel, à l’exception de Rue basse, rue haute, sont accessibles sur la page « Profondeur de champs » de Youtube.

Cinéma
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