Bolsonaro accusé de génocide

Covid minimisé, mesures entravées, déforestation… L’attitude du Président est vue comme une attaque délibérée à l’encontre des peuples autochtones, très affectés par le virus.

Patrick Piro  • 16 septembre 2020 abonné·es
Bolsonaro accusé de génocide
Des Indiens ye’kuana et yanomami se rendent dans un centre de soins au Roraima, le 30 juin.
© CARL DE SOUZA / AFP

L’apostrophe a suscité des remous au Brésil. Début juillet, Gilmar Mendes, président du Tribunal suprême fédéral, plus haute instance judiciaire du pays, interpelle durement l’armée, « qui s’associe à ce génocide ». C’est d’abord le gouvernement Bolsonaro qu’il vise. En avril, déjà, il mettait en garde le président, « que la Constitution n’autorise pas à adopter des politiques génocidaires, qui affectent de manière cruciale et globale la vie des gens ». Jair Bolsonaro, réfutant les mesures de distanciation ainsi que le confinement, chantre de la controversée hydroxychloroquine, a provoqué la démission de deux ministres de la Santé. C’est aujourd’hui un général sans expérience sanitaire qui est en poste, entouré de nombreux militaires.

Le Brésil comptabilise à ce jour 4,3 millions de cas de Covid-19 et 132 000 morts, mais les statistiques sont notoirement sous-estimées. Alors que le système de santé du Brésil est réputé le meilleur du sous-continent, le gouvernement aurait pu éviter 90 % des décès, affirment des médecins.

La désinvolture avec laquelle Bolsonaro considère l’épidémie depuis le début, priorisant l’activité économique au détriment des mesures sanitaires, a suscité plusieurs saisines du procureur général de la République, mais sans succès. Aussi trois plaintes ont-elles été déposées auprès du Tribunal pénal international (TPI) de La Haye pour « crime contre l’humanité », par une association de juristes (ABJD), un parti de gauche (PDT) ainsi qu’un vaste réseau de syndicats de la santé et de mouvements sociaux (UNISaúde). Elles dénoncent une série de manquements mettant en péril la vie des personnes : minimisation systématique de la gravité de l’épidémie, diffusion de fausses informations, gestion défaillante, rejet des normes de santé publique, mise en danger du personnel médical, etc.

Fin 2019, les collectifs de défense des droits humains CADH et Commission Arns avaient déjà saisi le TPI pour incitation par le gouvernement « au génocide des peuples autochtones et attaques systématiques des droits socio-environnementaux ». Dès son investiture, Bolsonaro avait annoncé le gel de toute nouvelle démarcation de « territoires indigènes » (pourtant un droit constitutionnel), puis affaibli des services de santé destinés à ces populations souvent très éloignées des centres urbains, nommé un évangéliste lié à des missions d’évangélisation des autochtones à la tête de l’agence chargée de la protection des peuples indigènes (Funai), et largement ouvert l’Amazonie à l’agro-industrie, aux industries minières, aux orpailleurs et aux forestiers.

Cette plainte a depuis été enrichie. Au point que la juriste Deisy Ventura, spécialiste des relations entre pandémies et droit international à l’université de São Paulo, estime que l’incrimination génocidaire est solide. « Il y a désormais une forme de consensus chez les juristes. Même les plus conservateurs admettent que l’on puisse en discuter. »

Car l’intentionnalité du gouvernement ainsi que l’existence d’un « plan » sont manifestes, poursuit Deisy Ventura. Outre son déni de la maladie, Bolsonaro entrave l’action des gouverneurs d’État prenant des mesures contraires à la ligne fédérale, par des pressions politiques et personnelles, la rétention de financements sanitaires, l’incitation des personnes à désobéir aux règles locales, etc. (1). Il a mis son veto à une loi du 2 juillet qui obligeait à porter le masque dans les prisons, les écoles et les temples, ou encore à afficher des informations sur son bon usage dans les entreprises.

Et cette offensive se durcit nettement quand il s’agit des populations autochtones. L’Articulation des peuples indigènes du Brésil (Apib), le Conseil indigéniste missionnaire (Cimi) et -l’Institut socio-environnemental (ISA), entre autres, dénoncent une sous-évaluation organisée du nombre de cas de Covid-19 les concernant. Le Secrétariat spécial à la santé indigène (Sesai) les comptabilise s’ils sont diagnostiqués dans les territoires, mais les ignorent s’ils interviennent « en ville ». Soit 25 600 cas mi-septembre, contre 32 000 selon l’Apib, et 400 décès, quand l’Apib en enregistrait 800. Cela représente un taux de mortalité supérieur de 50 % à la moyenne nationale, vraisemblablement en dessous de la réalité en raison du faible nombre de tests pratiqués dans le pays, et plus encore auprès de ces populations. « Ce manque de transparence permet au gouvernement de minorer la réalité et donc de ne pas agir en conséquence auprès des plus vulnérables », estime Juliana Batista, avocate de l’ISA.

Près de 160 peuples sont touchés (2), et la situation prend un tour extrêmement alarmant chez certains. Les décès ont été multipliés par près de cinq chez les Terena entre juillet et août, passant de 9 à 41. Personnes à risque du fait de leur âge, des dizaines de caciques sont déjà morts, faisant redouter une perte de la mémoire chez certains peuples. Début août disparaissait Aritana Yawalapiti, cacique de grande réputation, très actif dans la défense des droits indigènes et la préservation de la forêt. Le plus connu d’entre eux, Raoni Metuktire, 90 ans, a brièvement été hospitalisé fin août après un test positif. Il accuse Bolsonaro de « profiter » du virus pour éliminer les indigènes.

« L’aggravation de la situation découle d’une décision assumée du gouvernement de laisser l’épidémie suivre son cours naturel, accuse Deisy Ventura. Il a fallu attendre le 7 juillet, cinq mois après le premier cas de Covid-19 au Brésil, pour que soit votée une loi définissant un plan d’urgence pour les populations autochtones ! » À laquelle Bolsonaro, au prétexte d’un défaut de budgétisation, a immédiatement mis une série de veto. Notamment à l’obligation d’assurer l’accès à l’eau potable, de distribuer des aliments, des semences et des outils, à l’achat d’équipements (respirateurs, etc.), à l’organisation des services de soins, à la diffusion d’informations en langues indigènes, etc. Jamais une loi n’avait subi un tel tir de barrage, relève l’Apib. Une coalition d’élus du Congrès est finalement parvenue à rétablir l’essentiel du texte. Mais l’entrave aura fait perdre six semaines dans la mise en place concrète du plan, qui reste par ailleurs exposé à la mauvaise volonté de l’administration Bolsonaro.

À tous ces accélérateurs de la propagation du virus s’ajoute une progression dramatique des invasions de terres indigènes, alors qu’il règne un climat d’impunité sans précédent sous Bolsonaro. Selon les données officielles, la déforestation de l’Amazonie s’est accrue de 25 % au premier semestre 2020 par rapport à 2019, année déjà record en la matière. Le territoire indigène yanomami, le plus vaste du Brésil, est l’un des plus convoités. On y signale la présence illégale de 20 000 chercheurs d’or, accapareurs de terres ou voleurs de bois, pour une population de 27 000 personnes. « Leurs campements sont aujourd’hui très proches de certains villages », alerte Majoí Gongora, anthropologue du Réseau de soutien Pro-Yanomami Ye’kwana, qui a notamment fait une constatation très préoccupante, passée inaperçue aux yeux du Sesai : en territoire yanomani, près de la moitié des personnes décédées du Covid-19 étaient malades du paludisme. « Est-ce un facteur de comorbidité ? » s’interroge Majoí Gongora, qui fait état d’une explosion « effrayante » du nombre de cas de paludisme dans cette région, passés de 2 900 en 2014 à 16 600 en 2019, en lien direct avec les invasions illégales qui bouleversent l’écosystème forestier. « Après les vagues d’épidémies dévastatrices venues de l’extérieur depuis les années 1950, on assiste à une répétition de l’histoire… », déplore l’anthropologue.

Les peuples autochtones, sous la conduite de l’Apib et d’autres organisations comme Hutukara (Yanomami et Ye’kuana), se sont montrés particulièrement réactifs. Saisie, la Commission interaméricaine des droits de l’homme a donné quinze jours au gouvernement brésilien, fin juillet, pour élaborer une stratégie de lutte contre la maladie en territoire yanomami. Et plus que l’annulation par le Congrès de la rafale de veto de Bolsonaro, les peuples autochtones ont obtenu une victoire judiciaire de haut niveau : début août, le Tribunal suprême fédéral (TSF) a validé une demande portée par l’Apib, et qui prend force de loi. Elle met en demeure le gouvernement d’établir un plan complet de lutte contre la maladie dans les territoires indigènes, ainsi que d’expulser les envahisseurs de sept d’entre eux, très menacés. « Le gouvernement, qui a dû présenter un premier plan partiel début septembre, se voit désormais contraint à la pleine transparence sur la situation », analyse Juliana Batista. Le TSF a aussi ordonné une protection spécifique des peuples isolés ou récemment contactés, dont les défenses immunitaires sont très faibles face aux pathologies extérieures. Mais sans calendrier cependant. Pourtant, à défaut d’une action décisive rapide, le risque de génocide deviendra réalité pour ces populations de taille réduite, craint l’Apib, et bien avant que le TPI ne reconnaisse ce crime, ce qui prendrait des années le cas échéant.

(1) Lire l’entretien de Deisy Ventura traduit en français sur le site d’Autres Brésils (www.autresbresils.net).

(2) Sur quelque 300, regroupant environ 900 000 personnes.

Monde
Temps de lecture : 8 minutes

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