Sécurité, une préoccupation surtout politicienne

Engagés dans une surenchère dangereuse avec Marine Le Pen dans la perspective de 2022, Emmanuel Macron et son gouvernement entretiennent le mythe d’une France « malade de son insécurité ».

Michel Soudais  • 9 septembre 2020 abonné·es
Sécurité, une préoccupation surtout politicienne
© Arthur Nicholas Orchard/AFP

Jean Castex en convient : « Quand on regarde les statistiques d’insécurité de l’été 2020 par rapport à l’été 2019 ou 2018, il n’y a objectivement pas une explosion de la violence », déclare-t-il dans un entretien au Figaro (3 septembre). Pourquoi donc son gouvernement en fait-il des tonnes sur la sécurité ? Car ce thème est bel et bien devenu central dans les propos du chef de l’État comme de ses ministres, qui dénoncent tous une « banalisation de la violence » et promettent des mesures rapidement. Une « banalisation » qui « inquiète » également Yannick Jadot, pour qui ce « n’est pas simplement un sentiment d’insécurité » mais « une réelle insécurité ».

Le même Jean Castex appelait deux jours auparavant les forces de l’ordre et la justice à se « mobiliser face à la montée de l’insécurité ». Matignon collait ainsi à la demande de l’Élysée de voir les questions de « l’ordre républicain » et de « sécurité et justice » figurer au menu du séminaire de rentrée du gouvernement, le 9 septembre. Lors du conseil des ministres du 26 août, le chef de l’État « a été très clair sur le fait que ce sujet figurait en priorité à l’ordre du jour du séminaire gouvernemental », a déclaré Gabriel Attal, le porte-parole du gouvernement.

Priorité du gouvernement en cette rentrée, la sécurité des biens et des personnes est loin d’être la première préoccupation des Français. Tous les sondages l’attestent. Dans un sondage Viavoice pour Libération, réalisé fin août, elle ne constituait un « enjeu prioritaire » que pour 33 % des personnes interrogées. Loin derrière l’emploi et la lutte contre le chômage (48 %), le système de santé et de soins (46 %), l’environnement et le pouvoir d’achat (40 % chacun). Et si, fin juillet, 68 % des personnes interrogées par l’institut Odoxa déclaraient se sentir en insécurité contre 58 % six mois auparavant, cette forte hausse était davantage due au risque d’une deuxième vague de l’épidémie de Covid-19 (66 %) qu’à un risque pour leur sécurité quotidienne (35 %).

C’est pourtant cette dernière qui mobilise le gouvernement, alors que les récits de faits divers ont rythmé tout l’été. Et cette mobilisation menée sur un ton martial ne va pas sans surenchères lexicales et démagogiques. Fraîchement nommé au ministère de l’Intérieur, Gérald Darmanin donnait le ton dans un entretien au Figaro (24 juillet) : « Il faut stopper l’ensauvagement d’une certaine partie de la société », lançait-il. Le mot, repris du vocabulaire de l’extrême droite politique et syndicale, apprécié dans les rangs de la droite, suscite des réserves jusqu’au sein de l’exécutif. Éric Dupond-Moretti le récuse : « L’ensauvagement, c’est un mot qui développe le sentiment d’insécurité », a déclaré le garde des Sceaux, interrogé sur Europe 1, le 1er septembre. « L’insécurité, il faut la combattre, le sentiment d’insécurité, c’est plus difficile », a-t-il poursuivi en estimant que ce dernier est « nourri » par plusieurs choses, dont « les difficultés économiques que traverse notre pays », « le Covid », et « certains médias ».

Macronienne historique, Marlène Schiappa, ministre déléguée à la Citoyenneté auprès du ministre de l’Intérieur, justifie au contraire que l’exécutif se mette à la remorque des chaînes d’info : « À partir du moment où un fait est rendu public, que chacun dans la société s’en empare, le gouvernement s’y intéresse aussi. Les Français peuvent avoir un sentiment de laisser-faire si on ne condamne pas les faits qui sont rapportés », explique-t-elle dans L’Express (3 septembre). De fait, les ministres, Gérald Darmanin, en tête n’ont cessé cet été de réagir à chaque fait divers. Soit en proposant une nouvelle disposition législative ou réglementaire. Soit en annonçant l’envoi de forces de police. Le 24 août, après les incidents qui ont éclaté à Paris en marge de la finale de la Ligue des champions, il a fait part de son souhait d’utiliser des drones à des fins d’identification des casseurs « pour renforcer encore les moyens des forces de l’ordre dans leur action juridique ». Après la diffusion, ce même jour, d’une vidéo devenue virale mettant en scène des hommes cagoulés, parfois munis d’armes en apparence réelles, faisant le guet autour d’un point de deal, suivie de réactions virulentes sur les chaînes d’info, Darmanin décidait d’une vaste opération de police médiatisée dans le quartier Mistral de Grenoble. La vidéo était en réalité une mise en scène destinée à un clip de rap.

L’an dernier déjà, devant les ministres et les parlementaires de sa majorité, Emmanuel Macron avait certifié que la présidentielle se jouerait sur le terrain régalien. Dans les deux ans à venir, assurait-il, « sécurité, communautarisme, immigration » figureront tout en haut des préoccupations des Français. Son entourage expliquait alors qu’après la période gilets jaunes et le grand débat, le Président engageait « l’acte II » de son quinquennat. Un an après, le chef de l’État remet le couvert. Dans un contexte différent : la crise sanitaire est passée par là, qui génère parmi les citoyens une forte demande de protection de la part de l’État. Aussi les commentateurs énamourés de l’« acte II » entonnent-ils une autre chansonnette : après une première partie de quinquennat consacré à « libérer les énergies », le gouvernement va s’employer maintenant à les « protéger ». L’objectif reste toutefois inchangé. Il s’agit de couper l’herbe sous le pied de Marine Le Pen. « Tout notre combat au ministère de l’Intérieur est aussi d’empêcher sa progression », avoue Marlène Schiappa en conclusion de la présentation qu’elle donne avec Gérald Darmanin du « plan sécurité » du gouvernement dans Le Parisien (7 septembre).

Ce « plan », dévoilé avec deux jours d’avance sur le séminaire gouvernemental, est clairement destiné à séduire l’électorat populaire. C’est par un entretien de trois pages au Parisien, suivi d’une interview du ministre chez Jean-Jacques Bourdin sur BFM, et de la ministre déléguée dans la matinale de RTL, que le duo de la place Beauvau a exposé son projet sur un fond de tableau alarmiste : selon Darmanin, « la France est malade de son insécurité ».

« Première priorité » affichée : la lutte contre les trafics de stupéfiants qui « financent le crime organisé » et « tuent la vie de milliers de personnes » ; en réalité moins de 400 par an, selon l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies, un organisme officiel d’État. Les deux ministres s’engagent aussi à communiquer en début de mois, dès octobre, un bilan de l’activité des forces de l’ordre pour attester des résultats de leur politique ; mais seulement sur six thématiques qu’ils jugent plus valorisantes que celles du Service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI) déjà mensuelles. Ils confirment la présentation à l’automne d’un projet de loi très rigide contre « le séparatisme », mot qui désigne en macronie les communautarismes religieux et plus spécifiquement les traditionalistes et rigoristes musulmans. Le ministre de l’Intérieur affirme vouloir redéployer les forces de police sur le terrain car « remettre du “bleu” dans la rue, cela rassure les honnêtes gens » que le gouvernement veut « protéger ». Dernier volet de ce « plan », Mme Schiappa indique avoir demandé aux préfets de « doubler le nombre de verbalisations » pour harcèlement de rue ; 1 723 amendes ont été dressées depuis début 2019.

L’insécurité qui menace la France n’était donc que cela ? À vouloir devancer Mme Le Pen sur son terrain de protestation privilégié, Macron pourrait bien avoir crédibilisé un de ses thèmes de campagne favoris. En témoigne la banalisation dans l’opinion du mot « ensauvagement » jugé plus ou moins justifié par 70 % des personnes interrogées par l’Ifop, ce qui traduit une victoire de la droite radicale sur le plan sémantique.