Chapelle-Darblay, un modèle industriel vertueux

Près de Rouen, la papeterie produisait du papier 100 % recyclé jusqu’à sa fermeture, en juin. Les salariés se mobilisent pour la poursuite et la transformation de leur activité.

Vanina Delmas  • 21 octobre 2020 abonné·es
Chapelle-Darblay, un modèle industriel vertueux
© Vanina Delmas

O n a les clés de l’usine, on est encore chez nous ! », glisse avec malice Arnaud Dauxerre, en ouvrant la porte de l’unité de désencrage de la papeterie Chapelle-Darblay, à Grand-Couronne (Seine-Maritime). Représentant du collège des cadres au CSE (comité social et économique), il ne se lasse pas de faire visiter cette « cathédrale du recyclage » et d’expliquer le circuit du papier récolté, trié, désencré, recyclé. « Avant, il faisait une chaleur quasi tropicale, et c’était très bruyant ! », raconte-t-il devant la machine qui ôtait l’encre et les impuretés des fibres de nos papiers du quotidien. Aujourd’hui, seuls les courants d’air, le silence de plomb et les vestiges de papier habitent les lieux. Il y a un an, le propriétaire, l’entreprise finlandaise UPM, a mis en vente l’usine qui a cessé son activité en juin dernier. « Au-delà de la casse industrielle, nous assistons à la casse d’un savoir-faire. Ici, on démontait et remontait nous-mêmes les pièces des machines, des rouleaux, pour les ajuster et améliorer la qualité du papier », précise Arnaud Dauxerre, les yeux rivés sur ces énormes cylindres désormais figés. Pour le moment, aucun repreneur ne semble intéressé par ce site, mais les « Pap Chap » – surnom des salariés – ne s’avouent pas vaincus.

Debout depuis quatre-vingt-dix ans, la papeterie était la seule à produire du papier journal 100 % recyclé en France. Elle pourrait devenir l’emblème du « jour d’après écologique et social » que les militants de plusieurs organisations tentent de forger pas à pas. Vendredi 16 octobre, des représentant·es de Greenpeace, Attac, les Amis de la Terre France, Oxfam France, la Confédération paysanne, les syndicats FSU, Solidaires et la CGT ont fait le déplacement pour soutenir les quelque 218 salarié·es, quasiment tous licencié·es. Ces huit organisations sont le noyau dur du collectif Plus jamais ça, lancé au printemps 2020 pour _« reconstruire un futur, écologique, féministe et social, en rupture avec les politiques menées jusque-là et le désordre néolibéral ».

Leur objectif premier était de se concentrer sur les sujets qui les rassemblent plutôt que sur ceux qui les divisent, notamment par la rédaction de 34 mesures formant leur plan de sortie de crise du coronavirus. Le second se passera sur le terrain, avec une série de débats en 2021, en s’appuyant sur des luttes locales. « Être dans la réalité est notre rôle, et ici, nous voyons une véritable alternative concrète sociale et écologique », lance Aurélie Trouvé, porte-parole d’Attac France.

Comme dans tout bastion CGTiste, Philippe Martinez a été chaleureusement applaudi. Il faut dire que le secrétaire général de la CGT est un fidèle soutien des Pap Chap, et ne perd jamais une occasion de glisser un mot sur eux dans les médias, ou à l’oreille des ministres. De son côté, Jean-François Julliard reconnaît qu’il est plus fréquent de voir Greenpeace en expédition sur les océans ou dans les forêts que sur un site industriel français. « Mais c’est en adéquation avec notre ligne d’action depuis quelque temps, affirme le directeur général de Greenpeace France. Notre rôle est aussi de faire pression sur les grandes entreprises pour qu’elles respectent la trajectoire de l’accord de Paris [sur le climat]. Et surtout de rappeler au gouvernement ses responsabilités et promesses sur la relocalisation industrielle, les transformations écologiques et sociales ! » Et la papeterie normande coche toutes les cases.

Les chiffres sont impressionnants : en 2019, 350 000 tonnes de papier ont été traitées, correspondant aux déchets de 22 millions de Français habitant notamment Paris, Rouen ou Caen. Chaque année étaient produites 250 000 tonnes de papier journal 100 % recyclé. « Toutes ces matières fibreuses, ce sont le contenu de vos poubelles jaunes triées. C’est important de se mettre ça en tête, car imaginez où ça va depuis la fermeture en mars ! », glisse Cyril Briffault, délégué syndical CGT. La technique de désencrage n’était effectuée qu’ici, et dans une autre papeterie vosgienne. L’usine se trouve littéralement à deux pas de la Seine, et l’acheminement de la matière première par voie fluviale éviterait la circulation de centaines de poids lourds. De plus, la papeterie est déjà raccordée à un chemin de fer, possède sa propre station d’épuration et une chaudière à biomasse, pour valoriser les déchets et produire de l’énergie utilisée en grande partie par l’usine. « Le site n’est pas devenu aussi vertueux d’un coup, il a fallu se battre, ajoute Cyril Briffault. Nous avons l’expertise, et je reste persuadé que nous serons le modèle industriel qui inspirera les autres ! »

Face à la colossale machine n° 6 de 120 mètres de long qui ronronne, près de 150 personnes sont présentes pour assister à la conférence sur l’avenir de l’usine. Sur les rambardes, les slogans des luttes actuelles et passées sont affichés : « 1983-2013. 100 jours de lutte, un combat victorieux ! » ; « Vallée de Seine, vallée du papier. Pour une reconquête industrielle en Normandie ». Si le temps du débat a été court, les prises de parole dévoilent colère et détermination. Et un réseau de soutiens locaux, que ce soit parmi les postiers ou les syndicalistes du Grand Port maritime de Rouen, indignés par « l’immense gâchis » que constitue l’abandon d’UPM Chapelle-Darblay : « Le tissu industriel de la vallée de la Seine disparaît peu à peu laissant des friches convoitées par l’appétit féroce d’aménageurs fonciers qui se moquent des conséquences sur l’emploi portuaire », clame un salarié du port. Sans tergiverser, il interroge également la pertinence de fermer les centrales à charbon et dénonce cette instrumentalisation de la transition écologique « devenue une donnée électoraliste » : « Nous ne pouvons plus entendre ces discours contradictoires sur l’écologie et la nécessité de diminuer l’empreinte carbone alors qu’on sacrifie au nom de cette théorie des centaines d’emplois. » Des reproches légitimes dans cette région qui a cumulé les déboires industriels : Pétroplus, Lubrizol, Chapelle-Darblay…

Habituée à entendre cette éternelle opposition entre emplois et écologie, Cécile Duflot prend le micro pour rappeler que « le combat écologique n’est ni un choix ni une lubie ». « Nous sommes convaincus que la transition écologique et offrir à tous et toutes un emploi de qualité permettant de vivre dignement ne sont pas des combats opposés, objecte la présidente d’Oxfam France. Chapelle-Darblay montre qu’il est possible d’avoir une activité rentable, écologique, durable, en lien avec son territoire. Ce qui ne marche pas, c’est de pressurer cette entreprise pour toujours plus de rentabilité car c’est une logique de court terme. »

Le collectif Plus jamais ça a confirmé sa volonté de s’engager davantage, peut-être par des actions coups de poing. Sur le plan des idées, il faut désormais bousculer la sphère politique. « Nous avons la chance d’avoir transformé les déchets en papier 100 % recyclé dès les années 1980, ce qui a formé la conscience écologique des salariés. On était fiers de servir à quelque chose pour l’intérêt général, analyse Julien Sénécal, secrétaire CGT au CSE. C’est le moment de mettre les politiques face à leurs responsabilités, surtout quand ils parlent d’économie circulaire dans tous les médias ! »

Sans attendre de repreneur, les salariés ont eux-mêmes réfléchi aux alternatives qu’ils pourraient développer pour ne pas pâtir de la chute de la consommation de papier à l’ère du numérique. Des projets d’avenir pourraient se dessiner en lien avec l’écologie : la guerre aux plastiques laisse de la place à l’emballage papier et carton, à base de papier pour carton ondulé ou de pâte à papier, et la ouate de cellulose, issue du recyclage de vieux papiers, est un bon isolant thermique.

« En entrant à la Chapelle, on a banni un mot de notre vocabulaire : la résignation ! En 1983, les deux usines devaient fermer, les anciens se sont battus pendant 100 jours et ont gagné. Nous sommes les héritiers de cette lutte, et le carburant de cette usine !, tonne Julien Sénécal, qui connaît bien l’histoire du lieu puisque son père était lui-même salarié. Les indemnités ne remplacent pas la sécurité de l’emploi et n’oublions pas que ce sont des hommes, des femmes, des familles touchées ! Nous voulons une reprise pour les ouvriers qui créent la richesse. » Lors des négociations du dernier plan de sauvegarde de l’emploi (PSE), les délégués syndicaux ont réussi à obtenir le maintien en état de l’outil industriel jusqu’en juin 2021. Ainsi, la ventilation tourne toujours, au cas où un repreneur se manifeste ou que l’État donne enfin le coup de pouce tant espéré. Les Pap Chap restent donc sur le qui-vive, prêts à poursuivre la lutte et à reprendre du service du jour au lendemain s’il le faut.

Travail Économie
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