Erri De Luca : « Le choix du pacifisme renforce les raisons de lutter »

Dans un nouveau roman, Erri De Luca se retourne sur les engagements  durement réprimés  de sa génération après 1968. Il analyse ici leur appréhension dans la période actuelle.

Olivier Doubre  • 14 octobre 2020 abonné·es
Erri De Luca : « Le choix du pacifisme renforce les raisons de lutter »
© VINCENZO PINTO/AFP

La génération militante des années 1970 en Italie, durement réprimée, a souvent eu affaire à la justice. Impossible, le nouveau roman d’Erri De Luca, met aujourd’hui en scène un ancien militant clandestin face à un jeune juge. Le magistrat va apprendre beaucoup sur cette génération qu’il voyait composée de seuls criminels. Erri De Luca – qui ne rejoignit pas à l’époque la lutte armée – fait œuvre pédagogique à propos de ces années 1970 et remet en cause l’écrasante « version des vainqueurs », presque « impossible » à contester en Italie aujourd’hui. Et revient aussi ici sur les luttes contemporaines, face à la violence policière et à la répression judiciaire.

Votre livre s’intitule Impossible. Qu’y a-t-il de si impossible dans l’histoire que vous racontez ?

Erri De Luca : Tout d’abord, ce n’est pas l’adjectif mais le substantif qui est dans ce titre : l’impossible par excellence ! L’impossible est l’exception qui se produit inévitablement dans la vie de chacun. Mais, dans le livre, il s’agit d’un accident, d’une chute en montagne plus précisément. L’impossible est de savoir si le personnage principal se trouvait là par hasard ou s’il y était avec l’intention de régler des comptes avec cet homme qui fut l’un de ses camarades des luttes des années 1970 et l’avait dénoncé à la police pour obtenir une remise de peine. Et c’est la question qui se pose dans l’interrogatoire entre un jeune magistrat et ce vieux militant, ancien de la lutte clandestine des années 1970, qui a déjà purgé de longues années de prison pour cela, qui est depuis longtemps un homme libre et aime aller en montagne. C’est une situation où l’on ne peut pas avoir un véritable dialogue. Cela relève aussi de l’impossible : l’impossible d’un dialogue dans un interrogatoire.

Mais l’impossible n’est-il pas aussi celui d’essayer de raconter, comme vous le faites depuis de nombreux livres, les années 1970, particulièrement -italiennes ?

Certainement, oui. Parce que les années 1970 ont été mises sous la pierre tombale de l’intitulé « années de plomb ». Ce qui est une damnation de la mémoire quasi définitive. Mais, pour ma part, je sors de là, de ces années-là (que je n’appelle pas « de plomb »), comme une petite herbe qui s’insinue et progresse de sous cette pierre tombale, et j’ajoute ma version collatérale, insignifiante mais obstinée. (Rires.)

Après l’autodissolution en 1976 du mouvement Lotta Continua, dont vous étiez l’un des dirigeants à Rome, vous n’avez pas fait le choix de rejoindre l’un des nombreux groupes armés clandestins à l’époque, comme un certain nombre de vos camarades l’ont alors fait. Dans ce livre, votre personnage fait le choix inverse…

J’ai fait le choix, pour ma part, après la fin de Lotta Continua, de devenir ouvrier. Cela me semblait cohérent. Mon personnage fait le choix de la clandestinité et va payer ensuite très cher pour cela, avec de longues années de prison. Pour ce qui me concerne, après 1976, je ressentais aussi une certaine -responsabilité. J’étais en effet responsable d’une certaine force de frappe dans les manifestations (1). Certains camarades attendaient donc de moi une réponse à la célèbre question de Lénine : que faire ? C’était une responsabilité lourde de ne pas donner l’exemple d’entrer dans la lutte clandestine.

Si elles apparaissent souvent dans vos livres, les années 1970 sont-elles toujours aussi présentes dans le débat public en Italie ? Ou bien est-ce un acte littéraire, voire militant, de votre part, que de rappeler ce passé ?

Elles le sont, mais d’une façon particulière, odieuse. Car il y a continuellement ce retour du vomi ! Ces déformations de la vérité, ces présentations insidieuses qui ne cessent pas. Alors que l’on sait bien ce qui s’est passé, certains continuent à chercher des « vérités » sur l’enlèvement d’Aldo Moro et d’hypothétiques complots. Et, surtout, à nier les vraies responsabilités des bombes aveugles de la Piazza Fontana en 1969 ou à la gare de Bologne en août 1980, qui sont les véritables attentats « terroristes » – au vrai sens du terme – de cette époque, puisqu’elles étaient destinées à semer la terreur dans la population, en provoquant des morts au hasard (2).

En dépit des différences importantes entre les choix du personnage principal et votre expérience, ce roman est-il l’expression d’une volonté de conserver malgré tout une certaine fidélité à cette époque, à votre génération, voire à l’amitié, aux idéaux ou même à l’organisation ?

Je fais une différence entre fidélité et loyauté. La fidélité, pour moi, regarde les personnes, ou une communauté. En revanche, la loyauté a trait aux motivations qui ont entraîné des choix si radicaux, avec toutes leurs conséquences, aussi définitives, pour la vie de ceux qui les ont faits. Je suis resté loyal aux raisons du jeune homme que j’étais. Et à leur poursuite. Cette génération a été la mienne et j’ai obéi à son appel collectif, à son mot d’ordre. Et je continue à le faire. Ce mot d’ordre, ou cet appel, était celui du siècle passé, c’est-à-dire celui de la révolution, soit le format avec lequel s’est exprimé le XXe siècle, en renversant des empires coloniaux, en réécrivant la géographie politique du monde d’alors.

Vous soulignez que cette génération, à laquelle vous réaffirmez votre loyauté, est celle qui a été la plus réprimée, la plus poursuivie de l’histoire italienne…

Ce n’est qu’une constatation numérique : la personne qui a été le plus longtemps incarcérée sous le fascisme, le dirigeant communiste Umberto Terracini, a purgé un peu plus de dix-sept ans de prison. Quand Gramsci est mort en prison après onze années d’incarcération… Ces dix-sept années de prison de Terracini sont largement, très très largement, dépassées par les peines purgées par ceux de ma génération – dont certains sont encore derrière les barreaux, à l’heure où je vous parle ! Même s’ils bénéficient de régimes différents, comme la semi-liberté, certains sont là depuis quarante ans… Les autorités judiciaires et de nombreux médias les appellent les « irréductibles » – un passage du livre aborde d’ailleurs cette qualification. Mais ce qui est « irréductible » pour eux, ce sont leurs peines. Car, même à ceux qui ont purgé l’intégralité de leur peine, on continue de demander de se renier ou de renouveler des aveux. Alors qu’ils devraient être des citoyens libres et égaux, qui ont payé.

La question du récit, des mots employés, est importante dans votre livre, dans ce face-à-face entre le magistrat et cet ancien militant. Celui-ci se bat pour conserver un certain vocabulaire…

En effet. Son choix est de garder le sens de certains mots et d’empêcher le magistrat d’en employer certains qui sont impropres ou faux. Par exemple, celui de « repenti » : il ne s’agit pas de repentir, c’est simplement quelqu’un qui a trahi ses camarades pour obtenir des bénéfices personnels. Cela n’a rien à voir avec le repentir ou le pardon, qui sont des choses privées et intimes. De même, lorsque le magistrat qualifie de meurtre cet accident en montagne, le personnage lui rappelle que les meurtres les plus nombreux ont lieu dans les usines, où chaque année des milliers d’ouvriers meurent sur leur lieu de travail ou sont mutilés à vie. Là, on doit parler de meurtres ! Or on les appelle des accidents, alors que le magistrat veut qualifier de meurtre un accident en montagne, là où il n’y a que des accidents. C’est un combat dialectique qui prime le vocabulaire.

Aujourd’hui, vous restez un homme engagé. Quelles sont les luttes contemporaines les plus importantes, selon vous ?

Des luttes très importantes se produisent aujourd’hui dans le monde. À Hongkong, en Biélorussie, ou aux États-Unis, après les meurtres de Noirs par la police, pour dénoncer le racisme et les violences policières. Je crois qu’elles ont ce point commun de vouloir montrer leur supériorité, face à la violence de la répression, en se montrant pacifiques avant tout. C’est très important. Le choix du pacifisme renforce les raisons des personnes à s’engager et à lutter. Et montre que les violences commises par la police ne sont pas celles de la société, mais au service d’une faction, puissante, de la société. Le choix pacifiste permet d’obtenir un plus large soutien de la population.

Et vous continuez à vous engager contre le projet de nouvelle liaison ferroviaire Lyon-Turin…

Cette lutte continue. Il y a quelques jours, un bataillon entier de policiers est allé arrêter chez elle à 6 heures du matin une militante âgée de plus de 60 ans, qui a été condamnée de façon définitive à deux ans de prison ferme pour avoir participé à une action totalement pacifique qui a consisté à occuper un péage autoroutier, non loin du chantier du Lyon-Turin, et avoir laissé passer les voitures sans payer ni interrompre le trafic. En outre, sa condamnation ne prévoit aucune mesure alternative à l’incarcération. Elle est aujourd’hui en prison. C’est la démonstration qu’il y a une magistrature qui ne cesse pas d’être ennemie, adversaire, alors qu’elle prétend être juge, c’est-à-dire une partie neutre dans le procès. Elle est partie prenante en faveur des intérêts qui détruisent la montagne et est l’adversaire des militants qui luttent. Alors que ces travaux répandent de l’amiante dans le val de Suse, car la montagne en est pleine, et que creuser dedans met en danger tous les habitants. Ils se battent en situation de légitime défense pour leur propre santé. Et pour leur dignité.

Vous êtes toujours engagé auprès des réfugiés, qui arrivent nombreux, chaque jour, en Italie.

Ils arrivent ! Ils arriveront ! Il est impossible de les en empêcher. Là encore, c’est un combat pour la dignité humaine. Toutefois, même si c’est encore très insuffisant, la situation est meilleure que lorsqu’il y avait le précédent ministre de l’Intérieur – dont je ne peux prononcer le nom, pour une raison d’hygiène buccale ! J’ajoute que la violence de la police italienne à l’encontre de ces nouveaux prolétaires arrivés dans nos villes n’est qu’une caresse par rapport à tout ce qu’ils ont déjà subi dans leur périple pour atteindre nos côtes. La police le fait quand même, malheureusement. Mais ce n’est pas cela qui les fera renoncer, encore moins partir. C’est pour moi un sujet majeur. Peut-être parce que je suis né devant la mer, à Naples, que j’ai grandi dans cette mer. J’ai beaucoup aimé cette mer, j’ai eu beaucoup de bonheur avec elle, et je la trouve pavée aujourd’hui de corps humains. Les poissons de la Méditerranée que l’on mange se sont nourris de ces corps.

(1) Erri De Luca fut l’un des principaux dirigeants de l’important service d’ordre romain de l’organisation.

(2) On sait aujourd’hui avec certitude que ces bombes aveugles furent déposées dans des lieux publics (banques, trains, gares, places) par des groupes d’extrême droite, généralement manipulés par certains services italiens parfois liés à la CIA, afin de provoquer la peur et la demande d’un pouvoir autoritaire.

Impossible Erri De Luca, traduit de l’italien par Danièle Valin, Gallimard, 176 pages, 16,50 euros.

Idées
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