Jean-Claude Amara, la rue pour fil rouge

Le poète et musicien a accompagné trente années durant l’association Droit au logement. Avant de revenir à ses premières amours en compagnie des peintures de JB Xana.

Jean-Claude Renard  • 21 octobre 2020 abonné·es
Jean-Claude Amara, la rue pour fil rouge
© ATTEK M’HANA

Un bazar hétéroclite, d’insolites formes et décors. Dans le cadre, toujours présent, apparaît un personnage, sinon des silhouettes, juste esquissées, déambulantes, brinquebalées, des ombres jetées en une heureuse farandole. Toute une cosmogonie aux figures géométriques qui se télescopent, s’engendrent.

Le coup de pinceau se veut fulgurant, le trait précis. Le peintre JB Xana travaille sur les échelles, les espaces, où la couleur extirpée emporte la part belle. Du bleu face au rouge, du jaune adossé à un ocre, un dégradé de bleus butant sur l’orange, des bruns qui viennent titiller du presque noir, des pigments qui se chamaillent. JB Xana, c’est un théâtre de créatures folles et libres, un chaos ordonné, des impressions de désabus, d’amusement, d’étonnement. Le tout-venant de la vie.

Un tout-venant au diapason de la poésie de Jean-Claude Amara, qui accompagne cette exposition entre huiles, aquarelles et versification. Deux univers parallèles joliment mis en scène par le Hang’art, à Paris, comme un accord mets et vins. Où le verbe décline une mélancolie joyeuse. « Au bout du bout de mon âge / Vieux jeune homme de passage / Désespérément pas sage / Ivre d’azur et d’espace / Je veux frémir en flash-back / En réminiscence intacte / Au goût subtil et tenace / Des esquimaux de l’entracte / Des bonbecs, des roudoudous / des diabolos vert et rouge / Des tartines de saindoux / des ripailles à deux sous / Je veux croquer à l’envi / Dans la guimauve et les frites / Dans la chair tendre des fruits […] Tutoyer le souvenir / De l’offrande et la débine / Des soleils, des matins gris / Qui font et défont la vie. »

Voilà un bail que Jean-Claude Amara avait lâché la poésie. Il y revient, à bientôt 75 ans. Pourtant, taquiner la rime, riche ou pauvre, c’est un truc qui date. Né en 1946, il grandit dans le quartier de la rue Mouffetard. « La Mouff’ », qu’on dit alors. Entre un père, Hamou, quasi analphabète, marchand des quatre saisons derrière sa carriole et libertaire, arrivé de Kabylie en 1938, participant à la reconstruction de la France de l’après-guerre, et une mère, Marcelle, dite Cécelle, originaire de Langres, vendeuse, serveuse, femme de ménage, fille de salle en hôpital puis infirmière, orpheline à 15 ans, placée sous la coupe de subrogés tuteurs.

Le petit Jean-Claude vit dans le métissage, croisant ses demi-frères kabyles, nés d’un premier mariage de son père en Algérie, dans le youyou des femmes ricochant sur la terre âpre, et un Paris d’antan « exterminé aujourd’hui ». La petite famille vit dans 14 mètres carrés, s’agrandit dans le bouge au fil des années, avec Jean-Paul, puis Nasser. Un lavabo minuscule, des toilettes à l’étage au-dessus, deux berceaux, un lit parental, une cuisinière à deux feux, une table, quatre chaises et un réduit qui sert au rangement. En mémoire, reste ce nectar brûlant de lait chaud et de cacao instauré par Mendès France pour tous les gamins.

« La rue a été rapidement notre univers, dans un quartier pauvre, entre taudis et terrains vagues, l’un des derniers à bénéficier de l’eau courante. » C’est aussi là qu’il croise l’abbé Pierre, le 19 janvier 1954, quand le petit homme en soutane et béret noir installe un campement de sans-abri sous les fenêtres de l’appartement familial, rue Laplace. Loin de savoir, lui, à 8 ans, qu’ils feront route commune quelques décennies plus tard. Élevé aux bains-douches, le môme, particulièrement brillant, entre au collège Henri-IV, avant que ne tombent les aléas et les embûches de l’existence, et d’être viré ! À la séparation des parents, douloureuse, violente, dans un tumulte de haines rancies, s’entremêlent la guerre d’Algérie, la mort de son demi-frère Kaci, figure tutélaire, abattu par l’armée française, résonnant dans le gourbi familial, prémices d’une conscience sociale et bientôt politique, une errance dans la campagne du Berry, une famille d’accueil, belle héritière des Thénardier, le sanatorium pour soigner une tuberculose tenace, de la banlieue parisienne à la cambrousse béarnaise.

Le jeune Amara n’a pas 15 ans, il n’est déjà pas épargné. Fin de sa scolarité pour exercer « mille métiers, mille misères, ou plutôt sans métier, mille richesses ». Garçon de café, livreur au marché des Halles, vendeur de fleurs, d’aspirateurs et d’assurances. Des petits boulots qui forment une personnalité. Tout en étant plongé dans les lectures et l’écriture, comblant son déficit scolaire avec Baudelaire, Apollinaire, Rimbaud… « La poésie m’a tout de suite capté le regard. J’aurais pu tomber dans la délinquance, je commençais à piquer des mobs. C’est tout con, mais, avec la poésie, le rugby m’a sauvé. J’y ai découvert l’esprit d’équipe, la solidarité. »

Autre marotte qui change la donne : la musique et l’orgue de barbarie, associé à son frère Jean-Paul. À la fin des années 1970, de cahin en caha et pendant quinze ans, ils vont écumer le pavé, suivant fidèlement la culture populaire de leur enfance, dans la cacophonie, le brouhaha, les ambiances, entre le rémouleur, le vitrier et le marchand de glaces, captant un auditoire à grand renfort de chansons engagées, de poésies, de récits critiques, colportant sur les cinq continents gouailles et harangues. « En commençant, on ne pensait pas connaître un tel succès, en ambassadeurs de la chanson française, à travers les Alliances françaises et les centres culturels, et partout dans le monde ! »

Toute une carrière munie d’une boîte à vent, sans le statut d’intermittent du spectacle. « On l’a toujours refusé, on était, à l’instar du père, trop libertaires. On s’est contentés de monter une association pour officialiser les cachets. Finalement, la rue, je la connais très bien : c’est le fil rouge de ma vie. » Avec son lot de rencontres. L’une d’elles reste en mémoire, improbable, savoureuse. À Lyon, place de la République, chantant à la manche. « Dans le public, on avait remarqué un homme qui avait écouté avec grand intérêt nos -“goualantes” durant plus d’une heure et qui, à la fin du spectacle, est venu nous voir pour nous inviter à déjeuner. » Rien de bien exceptionnel. À cela près qu’il s’agit d’un certain Paul Bocuse. « Il nous a fait l’honneur de sa table, dans son restaurant prestigieux, où, comme des clients “normaux”, on a eu pour nous servir maître d’hôtel, chefs de rang, sommelier et, dans nos assiettes, des mets qui enchantaient nos palais roturiers. » Bocuse vient s’asseoir à leur table, conte mille anecdotes, selon son habitude, avant de leur faire visiter son musée personnel, « une merveilleuse collection d’instruments de musique mécanique, rendant ainsi hommage, avec une infinie délicatesse, à deux gamins du pavé qui perpétuaient la tradition des artistes de la rue, les chants du peuple et la voix de citron de l’orgue de barbarie ».

L’année 1990 est un autre tournant. Un 1er mai, Amara chante sur le pont Saint-Louis, à Paris, un lieu habituel, « théâtre à ciel ouvert » des frangins. Un inconnu sort du public pour leur parler de familles expulsées, place de la Réunion, dans le XXe arrondissement. Plutôt que de se disperser, les ménages ont décidé d’installer un campement. 48 familles et 153 enfants. Les deux saltimbanques se rendent sur les lieux pour les soutenir. Côtoyant les loupiots de la mistoufle, d’autres souvenirs remontent, d’autres images, trente-six ans plus tard : celles des tentes de l’abbé Pierre sous les fenêtres du petit appartement familial, celles de son enfance éparpillée, le mal-logement, la mal-vie, les parents taraudés et épuisés par l’incertitude, « les barbelés de la précarité ».

Du statut d’artiste, Jean-Claude passe à celui de militant, laissant derrière lui les « Frères Amara », « les cercles magiques des publics d’ici et d’ailleurs, les bravos, les flonflons et les lampions », écrit-il dans un récit autobiographique paru à la fin du printemps (1). Son emploi du temps ne lui permet plus de conjuguer la rue et la lutte sociale. En octobre 1990, l’association Droit au logement (DAL) est fondée (à ses côtés, en soutien, Jacques Higelin, Mgr Gaillot, le professeur Schwartzenberg, Albert Jacquard, l’abbé Pierre, les avocats Jean-Jacques de Félice et François Breteau, et Jean-Baptiste Eyraud). On connaît la suite. Elle perdure, entre mobilisations, occupations d’espaces et de logements, et gains de cause.

« Je ne pensais pas y rester trente ans. Rien n’a été programmé. À près de 75 ans maintenant, je peux dire que, si c’était à refaire, je le referais ! Ces trente années ont bien évidemment été ponctuées de déconvenues face aux machines à broyer des différents gouvernements qui se sont succédé, mais aussi de belles victoires qui ont permis le relogement de dizaines de milliers de femmes, d’hommes et d’enfants qui, sans la lutte collective aux côtés du DAL, en seraient encore à quêter vainement un logement décent. Au-delà de ces victoires concrètes, qui ont aussi permis des avancées juridiques, comme la loi Dalo, la vertu de la lutte collective est d’avoir inoculé dans l’esprit de la multitude des “sans” l’antidote au poison de la fatalité. Aujourd’hui, plus d’une trentaine de comités DAL essaiment dans toute la France des révoltes saines et lucides. »

En 1995, enfonçant le clou, le militant participe à la création de l’association Droits devant !!, ouvrant un nouveau champ d’action élargi à l’égalité des droits pour les sans-logis, sans-papiers, sans-emploi. Dans cet esprit, il conduit plusieurs missions en Palestine pour l’égalité des droits à la terre, au travail, à l’éducation, à la santé, au logement, à circuler librement. Jean-Claude Amara se veut militant sans militer. En 1997, le Parti communiste lui propose une place éligible sur sa liste aux élections européennes. Il décline, préfère être dehors que dedans. Titi parisien, hors chapelle définitivement. Vieille habitude du pavé. Et rien ne l’agace et l’indigne tant que « ces acteurs du mouvement social frétillant dans l’artifice médiatique pour se propulser d’un socle associatif à des maroquins confortables ». Aujourd’hui, il reste président d’honneur du DAL et se remet donc à la plume. « Je prends du recul, je me retire petit à petit du cœur du chaudron. Je cesse d’être en première ligne, je consacre tout mon temps à l’écriture. » En témoignent cette exposition au Hang’art et cette poésie déclinée façon dazibao. Toujours dans l’esprit libertaire.

(1) Rebelle toujours. De la rue Mouffetard au DAL et à Droits devant !!, Jean-Claude Amara, éd. du Croquant, 164 pages, 12 euros.

Clarté’s Jean-Claude Amara et JB Xana, Le Hang’art, Paris XIXe, jusqu’au 29 novembre. Catalogue édité aux éditions du Creuset, 15 euros.

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