La scierie qui cache la forêt

Dans les Hautes-Pyrénées, l’installation d’un géant industriel de transformation du bois inquiète les défenseurs de l’environnement. À l’appel d’un collectif, la résistance s’organise.

Jean Sébastien Mora  • 28 octobre 2020 abonné·es
La scierie qui cache la forêt
À Lannemezan, le 11 octobre, 1u2009000 personnes ont participé à une marche contre le projet de scierie du groupe italien Florian.
© LIONEL BONAVENTURE / AFP

Dès les premiers pas dans les sous-bois autour -d’Aspet, village de Haute-Garonne accroché dans le piémont pyrénéen, on prend conscience du subtil équilibre écologique des forêts de montagne préservées. Bouleaux, charmes, chênes pédonculés, sapins ou hêtres, le mélange d’essences sur un si petit périmètre est saisissant. Le caractère massif de certains troncs ne trompe pas non plus, comme ce vieux hêtre au-dessus de Juzet-d’Izaut, d’un diamètre supérieur à 1 mètre, âgé de plus de 300 ans. Comme pour tous les vieillards de la forêt, ses craquelures, ses caries et ses champignons lignicoles constituent autant de micro-écosystèmes. Autre symbole fort de la biodiversité, les ours qui arpentent ce massif forestier discontinu jusqu’en Ariège.

C’est donc à Aspet que s’est tenue, masque sur le visage, une des quatre « marches pour la forêt pyrénéenne », samedi 10 octobre, afin de dénoncer l’implantation, à quelques dizaines de kilomètres de là, d’une scierie industrielle du groupe italien Florian. « Une étape importante a été franchie dans cette lutte. L’information circule dans la population et le débat parvient jusqu’au niveau du conseil régional », se réjouit -Philippe Falbet, membre notamment de -l’Observatoire des forêts des Pyrénées centrales. Il donnait une conférence sur l’enjeu écologique des vieilles forêts en Europe au terme du rassemblement d’Aspet. Au total, en dépit d’une pluie continue tout le week-end, les marches du 10 octobre organisées ici ainsi qu’à Saint-Girons (Ariège), à Capvern (Hautes-Pyrénées) et à Oloron (Pyrénées-Atlantiques) ont réuni 1 300 personnes, selon Touche pas à ma forêt, un collectif d’une quarantaine -d’associations et de syndicats opposés à la « mégascierie Florian ». Le lendemain, 1 500 manifestants étaient également rassemblés à Lannemezan, après une nouvelle longue marche, des conférences et des réunions d’information.

Tout a débuté fin 2019, lorsque Bernard Plano, le président socialiste de la communauté de communes du Plateau de Lannemezan, entre Toulouse et Tarbes, a fait savoir sa volonté d’y installer le groupe transnational Florian. L’objectif du géant italien, qui se définit lui-même comme « l’un des principaux spécialistes mondiaux de la transformation du bois dur », est d’obtenir 50 000 m3 de hêtre de haute qualité par an en bois d’œuvre, principalement pour l’exportation.

Début 2020, les écologistes se sont rapidement inquiétés des volumes de prélèvement annoncés sur cette seule espèce d’arbre, le hêtre commun, Fagus sylvatica. «Présenté comme la première source d’énergie renouvelable en France, le bois reste une production fragile et limitée. L’installation de Florian survient alors que, ces dernières années, l’industrialisation de la forêt publique et la privatisation de sa gestion sont déjà dénoncées vigoureusement au sein de l’Office national des forêts (ONF), poursuit -Philippe Falbet. Florian est à la recherche de gros troncs alors qu’on sait qu’il n’y a pas assez de gros bois en forêt, mort et vivant, pour améliorer la résilience face au changement climatique ou encore servir d’habitat à des espèces particulières. Pour des questions de qualité écologique des forêts, il faudrait davantage les laisser vieillir. »

D’autant que, derrière les chiffres annoncés par Bernard Plano, les forestiers en devinent d’autres : « En moyenne, seulement 25 % du volume total d’un arbre peut être obtenu en bois d’œuvre, à partir de la partie la plus dense et homogène à la base du tronc, le reste étant utilisé pour le chauffage ou la papeterie. Il faut bien comprendre que, pour obtenir la qualité exigée par Florian, on descend à 10 %. Donc, pour 50 000 m3 de hêtre de bois d’œuvre, il va falloir prélever en amont entre 400 000 et 540 000 m3 de bois, soit plus du double, voire du triple, de ce qui est pratiqué aujourd’hui », alerte Daniel Pons, garde forestier à la retraite et ex-représentant du Snupfen, syndicat majoritaire de l’ONF. Même constat pour Julien Monpère, bûcheron dans le secteur d’Aspet : « En fonction du relief et du sol, les forêts pyrénéennes sont très variées. Plutôt que de s’adapter à la ressource, pour obtenir autant de bois d’œuvre sur le hêtre, il faudra parfois aller chercher des gros troncs très loin, avec tout l’impact du débardage et de l’aménagement des pistes que cela suppose. Autre crainte : avec le réchauffement climatique, le hêtre pyrénéen souffre actuellement d’étés trop secs, et il est risqué, du point de vue écologique, d’ajouter une pression -supplémentaire. »

Un nouveau « grand projet inutile »

Bernard Plano, qui jusqu’ici ne répondait pas à la presse dans ce dossier, tient à rappeler, comme gage de crédibilité, qu’il est un ancien PDG de Matra Systems et EADS Systems (devenu Groupe Airbus en 2014). «Je connais l’industrie, et l’action que je mène est toujours pour l’intérêt de la ville, nous explique-t-il. Ce projet générera une cinquantaine d’emplois à Lannemezan et plus de 75 en amont dans la foresterie. Le prélèvement du bois de sciage de hêtre a chuté drastiquement depuis 1999. Il faut un opérateur qui ait une grande connaissance du marché du hêtre. J’imagine un grand bâtiment avec des panneaux photovoltaïques, et j’ai trouvé un soutien privé pour cela. Je veux mettre en place ensuite une usine de cogénération biomasse afin de produire de l’électricité et de la chaleur avec le bois restant, de moindre qualité. » Que l’économie fructifie en exploitant durablement des ressources comptables : tel est le paradigme promu par les tenants de la croissance verte. Hélas, il n’est jamais question d’écosystème forestier dans la démonstration de Bernard Plano.

Adjoint au maire de Capvern, ville -voisine de Lannemezan, Pascal Lachaud (PCF) ne décolère pas : « Quel type de filière bois voulons-nous ? Une filière qui respecte les écosystèmes, anti-néolibérale et adaptée à un territoire, ou une méga-scierie qui incarne l’absurdité écologique et économique à l’échelle industrielle ? Englué dans le capitalocène, Bernard Plano défend la deuxième option, c’est-à-dire celle qui conduit au désastre. »

Les opposants dénoncent ainsi le parachutage d’un « grand projet inutile et imposé », à l’instar de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes ou du barrage de Sivens. En effet, sur un investissement total de 11 millions -d’euros (7 millions pour l’immobilier et 4 millions pour la machinerie), 6 millions seraient injectés par l’État et la région, dont 3,5 millions empruntés via l’Agence régionale aménagement construction Occitanie. « Un ratio public-privé équivalent à d’autres projets industriels comparables », se défend Bernard Plano.

Pourtant, « rapporté à la centaine d’emplois directs et indirects créés, l’investissement public paraît disproportionné. Face à ce projet, nous exigeons la mise en place d’une politique forestière multifonctionnelle qui respecte les écosystèmes et soit capable d’accompagner les scieries locales et d’assurer un devenir territorial à la filière bois, de la coupe à l’utilisation finale », affirme Pascal Lachaud.

Construire une alternative viable

À l’évidence, sans le soutien financier de la région Occitanie, l’italien Florian ne pourrait pas s’implanter à Lannemezan. « La façon dont s’est monté le projet est problématique. Sous prétexte de secret des affaires, Bernard Plano n’a jamais mené de concertation en amont, commente Romain Pagnoux, président du groupe EELV au conseil régional d’Occitanie, nous ne sommes pas contre l’exploitation de la forêt, mais il faut que ce soit fait de manière soutenable. Or, clairement, les volumes qui sont demandés par l’industriel sont beaucoup trop importants. Nous sommes donc opposés au projet dans sa forme actuelle. »

Dans le sillage des mobilisations et à quelques mois du scrutin régional, même si ce dossier n’a pas été formellement évoqué en séance, Carole Delga, la présidente socialiste de la région, candidate à sa réélection, tente de rassurer et s’est engagée à recevoir, courant novembre, les opposants au projet Florian : « C’est bien à l’issue de cette phase d’étude et de concertation indispensable que la région sera amenée à se positionner sur un éventuel financement public permettant la réalisation de ce projet », a-t-elle déclaré dans un communiqué.

Dans un secteur fragmenté en une myriade de petits acteurs, comment la région peut-elle construire une alternative proactive viable ? «Comme dans l’alimentation, il faudrait des circuits courts. Ce qui a accru les difficultés des scieries locales, c’est la grande distribution. Le paradoxe est que Florian vient ici sans prendre de risques : le hêtre est à 5 euros le mètre cube, il est soutenu par les pouvoirs publics et il a déjà tout le réseau pour commercialiser le bois à l’étranger. Et les critères d’écoconditionnalité proposés par la région finissent toujours par se révéler insuffisants – ou par être contournés », analyse Julien Monpère.

Il faudrait donc toute la force de la puissance publique pour lancer une alternative crédible et redynamiser la filière bois dans les Pyrénées. Sauf qu’en France les régions accompagnent plus qu’elles ne planifient ou ne régulent… Et elles ne légifèrent pas.

Écologie
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