Trump et le délire complotiste

La question du 3 novembre ne se résume plus à la seule issue du scrutin. Il est fort possible que Trump soit battu, encore qu’une surprise est toujours possible. Mais la vraie question est d’ores et déjà celle de la trace que cet homme va laisser dans la société américaine, et dans le monde.

Denis Sieffert  • 14 octobre 2020
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Trump et le délire complotiste
© RICK LOOMIS / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP

Connaissez-vous Marjorie Taylor Greene ? Cette femme de 46 ans appartient à ce qu’il est permis d’appeler la galaxie Trump. Le Président vient de saluer bruyamment sa victoire à une primaire républicaine de Géorgie. « Une future nouvelle star du Congrès », s’est-il réjoui. Cette trumpiste fervente coche toutes les cases de l’ultra-droite conservatrice états-unienne. Pro-armes, pro-life, raciste au-delà de l’imaginable, et proche du Ku Klux Klan… Mais elle présente de surcroît une particularité encore peu connue chez nous. Elle est une adepte du mystérieux réseau QAnon (« Q », initiale du gourou fondateur, et « anon » pour anonymous) qui fait de Trump le preux chevalier sauveur de l’Amérique et du monde contre un vaste complot médiatico-politico-pédophile. Pour Marjorie Greene, l’actuel Président est aux prises avec un « deep state », un État profond satanique dont les membres s’adonnent à des pratiques pédophiles. Les musulmans, qui ne sont évidemment pas épargnés dans ce monstrueux délire, sont accusés de vouloir envahir le gouvernement américain en important également des mœurs scandaleuses…

L’ennui, c’est que ce discours n’est plus marginal, tant s’en faut. Le logo « Q » envahit désormais les rassemblements pro-Trump. Et Marjorie Greene n’est pas la seule de sa secte à briguer un siège au Congrès lors des élections du 3 novembre. Une autre étoile montante des Républicains et de QAnon, Lauren Boebert, propriétaire d’un restaurant dont les serveurs portent l’arme à la ceinture, vient de remporter une primaire républicaine dans le Colorado. Et quelques autres avec elles. L’influence de la nébuleuse s’étend bien au-delà de la sphère politique. Après beaucoup d’atermoiements, Facebook s’est décidé en août à supprimer un groupe réunissant plus de 200.000 personnes et 1.500 pages liées à QAnon, diffusant des contenus qualifiés de « violence potentielle ». Ce qui veut dire que les adeptes se comptent probablement en millions outre-Atlantique.

Le phénomène complotiste, démultiplié par les réseaux sociaux, ne date certes pas d’hier, mais il prend ici une dimension nouvelle. Et il nous dit quelque chose de l’ère Trump. Le caractère fantasque du personnage nous porte régulièrement à l’analyse psychologique. Mais l’exercice, forcément réducteur, masque la dimension sociologique du « phénomène ». Lorsque Trump se présente à ses partisans depuis le balcon de la Maison Blanche, qu’il arrache son masque et se frappe la poitrine, il n’est pas le matamore grotesque que l’on croit voir, nous autres encore un peu doués de raison, il est le « sauveur suprême » auquel le virus ne peut résister. Il ne mime pas Superman, il est Superman. Du moins pour des millions d’Américains.

À trois semaines de l’élection présidentielle, il n’est pas inutile de prendre la mesure du danger. Non que nous y puissions quoi que ce soit aux États-Unis, mais parce que le péril voyage vite et bien. La question du 3 novembre ne se résume plus à la seule issue du scrutin. Il est fort possible que Trump soit battu, encore qu’une surprise est toujours possible dans un système électoral qui défie toute logique démocratique. Mais la vraie question est d’ores et déjà celle de la trace que cet homme va laisser dans la société américaine, et dans le monde. Il n’est pas la cause du mal profond qui fracture ce pays ; il en est le symptôme, et un facteur aggravant. La première trace qu’il risque de laisser en cas de défaite, c’est une contestation des résultats, et la mobilisation sans aucun doute violente de ses partisans. Mais, au-delà même des prochaines semaines, le « trumpisme » n’est pas près de disparaître.

Beaucoup dans notre gauche – et ici même – ont peut-être trop analysé la victoire de Trump en 2016 à partir du seul facteur social. Celui-ci constitue évidemment la toile de fond.

Mais la prédominance raciale dans la motivation de ses électeurs s’en est trouvée minorée. La montée en puissance des super-complotistes de QAnon, dont le racisme est le fonds de commerce, nous invite à réajuster notre analyse. Une sorte de théorie du « grand remplacement », version états-unienne, est bien la marque de fabrique du trumpisme. Le parti de Marine Le Pen ne s’y trompe pas. Il vient d’envoyer une délégation en soutien au Président sortant. Le message est évidemment à destination de notre pays. Ce fantasme raciste ne peut être légitimé que par un rapport délirant à la vérité.

En 2016, beaucoup, à gauche, ont eu une petite faiblesse, discrète et passagère, pour Trump, au prétexte que le clan Clinton représentait tout ce que l’on déteste, d’arrogance et d’élitisme financier. Trop contents de voir la représentante du « système » mordre la poussière. Mais le remède Trump s’est vite révélé pire que le mal. Ce qui se passe aux États-Unis doit nous mettre en garde contre les tendances complotistes, même pour un profit politique de court terme. Elles ont toujours un contenu raciste. Nous savons par les bulletins météo que les vents comme les nuages viennent souvent de l’ouest… Les complotistes de QAnon ont déjà accosté en nombre, avec leur camelote. Même s’il est défait le 3 novembre, le « trumpisme » n’a pas fini de s’exporter.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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