Une élusion de L’Opinion

Monique Canto-Sperber avait annulé, en 2011, une conférence sur Israël animée par Stéphane Hessel.

Sébastien Fontenelle  • 14 octobre 2020 abonné·es
Une élusion de L’Opinion
© ERIC FEFERBERG / AFP

Dans son édition du 6 octobre, le quotidien L’Opinion a publié une longue « enquête » sur les prétendus ravages de « la mouvance communautariste, décoloniale, indigéniste ou néoféministe », qui, d’après cette publication, « traverse » chez nous « tout l’enseignement supérieur ».

Le propos n’est pas entièrement nouveau : depuis de longs mois, des articles traitant de ce même sujet et recourant peu ou prou aux mêmes éléments de langage et de prétendue preuve (1) paraissent régulièrement dans L’Express, Le Figaro, Le Monde, L’Obs, Le Point et Valeurs actuelles, pour ne citer que ces titres-là.

Et le papier de L’Opinion, comme tous les autres, accuse « cette nébuleuse des post-colonial studies », qui, toujours selon ce journal, « impose sa lecture d’un monde binaire, opposant systématiquement […] dominants et dominés », d’exercer partout dans les facs françaises des pressions épouvantables à la fin de « faire annuler » ou « interdire » certains événements.

Pour appuyer cette assertion, cet article produit, parmi quelques autres, une déclaration de « la philosophe Monique Canto-Sperber », qui soutient qu’il y a dans « cette mouvance très puissante » des « gens ultra-sectaires persuadés d’avoir raison sur tout ».

Et pour mieux légitimer ce témoignage, L’Opinion explique que cette éminente intellectuelle « fut elle-même, en 2011, la cible d’une violente polémique alors qu’elle présidait » l’École normale supérieure (ENS) de la rue d’Ulm (75005, Paris). Mais, curieusement, car il s’agit tout de même de ce qu’il présente donc (sur Twitter) comme une « enquête », censément un peu fouillée, le journal ne dit rien de plus de cet épisode, dont il suggère pourtant qu’il était représentatif de l’arbitraire qu’il impute aux militant·es de gauche porteurs et porteuses de ce qu’il appelle une « culture de l’excommunication ».

Et cet oubli se comprend. En effet, que s’est-il vraiment passé à l’ENS en 2011 ? Il s’est passé que Monique Canto-Sperber, directrice de l’époque de ce vénérable établissement, qui neuf ans plus tard dénonce avec véhémence les agissements de dangereux censeurs et censeuses, a purement et simplement annulé la tenue, prévue de longue date, dans ses locaux, le 18 janvier de cette année-là, d’une conférence sur Israël animée par Stéphane Hessel et à laquelle devaient participer de nombreuses personnalités (2) – décision qui avait en effet soulevé de virulentes protestations et par conséquent provoqué une assez vive « polémique », mais que l’intéressée avait crânement assumée dans une tribune publiée quelques jours plus tard dans Le Monde (3). De sorte que, loin d’avoir alors été, comme le laisse supposer l’imprécision de ce journal, la victime de l’une des annulations ou interdictions que prétend dénoncer L’Opinion, cette singulière accusatrice en a bel et bien été l’instigatrice…

(1) Additionnés désormais, et comme pour faire meilleure mesure, d’allusions récurrentes à la « cancel culture ».

(2) Un mois plus tard, comme l’avait alors rapporté Le Monde, le tribunal administratif de Paris condamnait la direction de l’ENS pour avoir refusé la réservation d’une salle pour un – autre – débat sur la question israélo-palestinienne.

(3) « Pourquoi j’ai annulé un meeting propalestinien », par Monique Canto-Sperber, Le Monde, 27 janvier 2011.

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De bonne humeur

Sébastien Fontenelle est un garçon plein d’entrain, adepte de la nuance et du compromis. Enfin ça, c’est les jours pairs.

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