Gens du non-voyage

Depuis les lois Besson et la création des aires d’accueil, les citoyens itinérants sont poussés à se sédentariser tout en étant maintenus en marge de la citoyenneté. La fin d’une culture ?

Maïa Courtois  • 4 novembre 2020 abonné·es
Gens du non-voyage
L’aire d’accueil du Petit-Quevilly se situe tout près de l’usine Lubrizol.
© Valentin Merlin

À la métropole de Rouen, ils ont dit qu’ils nous feraient des petites maisons », glisse Willy, 10 ans, le dos collé au local des gestionnaires de l’aire d’accueil du Petit-Quevilly (Seine-Maritime). Willy a grandi ici, sur ce parking où s’alignent des caravanes. Tout proche de l’usine Lubrizol qui s’était enflammée dans la nuit du 26 septembre 2019. Les habitants, relégués au fond de la zone industrielle, n’ont jamais été évacués. « On voudrait qu’ils ferment cette aire, pour avoir des terrains familiaux », lance Patricia, installée ici depuis cinq ans. Les terrains familiaux sont des habitats loués ou achetés à la collectivité, pouvant accueillir une ou plusieurs caravanes. « Mais il n’y aura jamais de changement », soupire cette mère de sept enfants.

Plus loin, Moïse, visage mince et teint hâlé, file dans le cabanon en bois qu’il a construit de ses mains, à côté de sa caravane. Il en ressort avec un tableau qu’il a peint : on y voit des femmes et des hommes autour d’une roulotte, au milieu de la nature. Moïse a de la famille dans « les Pyrénées, la Vendée, la Sarthe, les Landes… J’ai beaucoup voyagé ! Mais ça, c’était avant »… En 1996, Moïse s’est installé dans le coin avec sa compagne, en situation de handicap et suivie à la clinique : « On ne peut plus trop bouger. » Comme la plupart des dits « gens du voyage » aujourd’hui, les habitants du Petit-Quevilly se sont sédentarisés sur l’aire d’accueil. Ils ne se déplacent que quelques semaines ou mois par an, avant de revenir.

« On ne quitte pas les aires d’accueil, parce que c’est le seul endroit où l’on peut rester tant que l’on n’est pas propriétaire d’un terrain », expose Lise Foisneau, chercheuse associée à l’université d’Aix-Marseille et post–doctorante à l’École des hautes études en sciences sociales. La catégorie administrative « gens du voyage » englobe les citoyens français vivant en habitat mobile, mais « c’est une catégorie ethnicisante, destinée aux Gitans et aux Manouches », explique Samuel Delépine, maître de conférences en géographie sociale à l’université d’Angers. Ces populations sont assignées à des lieux de vie non choisis : les aires d’accueil, créées par la loi Besson de 1990. Un système renouvelé et détaillé ensuite dans la seconde loi Besson, en 2000. Cette loi oblige les communes de plus de 5 000 habitants à disposer d’une aire – la responsabilité étant transférée, depuis 2010, aux intercommunalités. Surtout, elle impose aux voyageurs d’y stationner, sous peine de poursuites.

Édouard Guerdener est installé depuis 2013 avec sa femme et ses enfants sur l’aire de Chauvilly, à Gex (Ain), au milieu d’une immense carrière ayant longtemps servi de décharge. Depuis des années, il dénonce la pollution du site. « On veut partir d’ici, mais pour aller où ? On est coincés. Il n’y a pas assez d’aires pour accueillir les gens du voyage, c’est le problème fondamental. Ce système nous empêche d’avoir une situation régulière comme tout citoyen. »

Repenser la mobilité

« Les aires d’accueil deviennent des terrains de sédentarisation, puisqu’on y reste des années », observe Nara Ritz, fondateur de l’Observatoire pour les droits des citoyens itinérants. L’anthropologue Michel Agier décrivait l’« encampement » comme dispositif de domination des populations marginalisées. Pour penser la loi Besson, Lise Foisneau évoque un « encampement nomade : un maillage de camps sur l’ensemble du territoire, avec l’obligation de changer de lieu régulièrement ».

Sans consulter les premiers concernés, les politiques publiques sont fondées sur l’idée que les voyageurs « ont tous les mêmes besoins. On est dans la généralisation », estime Nara Ritz. Or, la réalité de leur mobilité est diverse : « Certains veulent un terrain familial, d’autres une maison avec une caravane, d’autres sont en appartement… » Nara Ritz en témoigne : « Je vis sur mon terrain familial privé, du côté de Nantes, mais j’ai besoin d’une aire d’accueil une partie de l’année quand je vais voir ma famille. Pour bien voyager, il faut bien s’arrêter ! »

Longtemps source de fantasmes, la -mobilité des voyageurs reste opposée à une sédentarité qui serait la norme. Cette conception est à déconstruire, mais le système des aires d’accueil complique le travail. « On pense caravane, nombre de caravanes, stockage, et tout est perçu en termes d’invasion, de subtilisation de l’espace ; il manque la dimension humaine du voyageur », soulève Gaëlla Loiseau, docteure en sociologie à l’université du Havre.

Le sujet est sensible au niveau local : nombreux sont les élus qui rejettent en bloc la présence voyageuse. « L’État impose et les collectivités subissent », juge Patrice Dunand, président de Pays de Gex agglo et maire de Gex (divers droite). Sa commune abrite l’aire de Chauvilly, où réside Édouard Guerdener, avec lequel l’élu est en conflit judiciaire (lire portrait pages suivantes). Les aires d’accueil sont prévues pour une occupation de trois mois, renouvelable au maximum trois fois, « mais certains restent à l’année », remarque l’élu. « Le contribuable doit-il payer pour des gens du voyage qui n’en sont plus ? », conclut-il, en les qualifiant de « gens qui ne respectent rien », « nous pourrissent la vie » – et autres propos relevant de l’antitsiganisme.

« C’est un racisme dont on parle peu. Ces personnes sont discriminées depuis longtemps sur le continent européen », rappelle l’eurodéputée écologiste Marie Toussaint. Pour elle, « l’aire d’accueil impose un cadre de vie différent à une certaine catégorie de population. Il s’agit d’une discrimination organisée ».

Une longue histoire de relégation

« La métropole choisit des terrains où personne ne peut habiter, parce que nous sommes des déchets pour eux », lance Maya en dressant la table pour le déjeuner. Cette femme de 41 ans habite sur l’aire d’accueil -d’Hellemmes-Ronchin, aux alentours de Lille : un terrain coincé entre deux usines. « La France n’accueille que rarement les gens du voyage. Elle les garde. L’entièreté de la loi Besson doit être repensée », estime -William Acker, juriste et chercheur indépendant. Issu d’une famille de voyageurs, l’homme a grandi sur des terrains en périphérie des villes, dans des zones soumises à des -nuisances. « Ce ne sont pas toujours des lieux idéaux, mais ce n’est pas facile de trouver des terrains immenses et disponibles », défend Patrice Dunand.

L’histoire française de cette relégation des voyageurs est aussi celle du contrôle de leur mobilité. Le carnet anthropométrique est instauré en 1912 pour encadrer les déplacements des dits « nomades » sur le territoire. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la loi du 6 avril 1940 interdit leur circulation par des assignations à résidence, facilitant leur déportation vers les camps. En 1969, le statut « gens du voyage » se substitue à celui de « nomades », et le livret de circulation au carnet anthropométrique. La loi de 1969 a été abrogée en 2017. Pourtant, l’appellation « gens du voyage » continue d’exister en tant que catégorie administrative. « Au début, le contrôle portait sur l’individu ; après la Seconde Guerre mondiale et avec la loi Besson, on passe au contrôle des endroits où s’arrêtent les collectifs voyageurs », analyse Lise Foisneau.

Injonctions contradictoires

Certains voyageurs demeurent en dehors du système d’accueil. « Il n’y a pas de place sur les aires », raconte Antoine Sauser, la vingtaine. Sa famille vient de passer plusieurs semaines sur un terrain vague à Claye-Souilly (Seine-et-Marne), mais elle est sommée de partir. L’an dernier, le scénario s’est répété à Pantin, à Meaux, à Fontainebleau… « Ma mère a passé son permis de conduire exprès pour moi : elle faisait jusqu’à 60 kilomètres par jour pour que je puisse rester dans la même école. » Depuis cinq ans, le jeune homme envoie des courriers aux élus locaux pour demander un terrain familial, en vain.

Là est le paradoxe des politiques publiques concernant les voyageurs. D’un côté, la législation les pousse à se sédentariser. De l’autre, demeure « une injonction au nomadisme : le bon voyageur, pour beaucoup d’élus, c’est celui qui reste sur une route », décrit Gaëlla Loiseau.

Le 14 septembre, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, en visite dans la Marne, a suggéré la mise en place d’une amende forfaitaire de 1 000 euros pour « stationnement illicite » des voyageurs. L’Observatoire pour les droits des citoyens itinérants dénonce l’aggravation d’une amende déjà existante depuis la loi du 7 novembre 2018 relative à « l’accueil des gens du voyage et à la lutte contre les installations illicites ». Il s’agit d’une mesure « discriminatoire, qui nie l’incapacité des autorités à respecter les droits fondamentaux des voyageurs, notamment leur droit au logement ».

« On s’est trompés de combat. Il faut penser davantage en termes de politique sociale : accès aux droits, minima sociaux… », soutient Gaëlla Loiseau. Stationner sur une aire n’est pas gratuit. Il faut payer un loyer qui, avec les factures d’eau, de gaz et d’électricité, peut s’élever certains mois à 400 euros par caravane. Cet habitat ne relevant pas du logement conventionné, les voyageurs n’ont pas droit aux APL.

« On veut nous remettre dans des camps »

La vie d’avant la loi Besson revient souvent dans les conversations. « On était plus libres… Je voyageais beaucoup ! On démarchait au porte-à-porte », raconte Maya. Depuis, ces activités artisanales ont disparu face à la concurrence mondialisée. « On se -faisait expulser souvent, mais au moins, dès qu’on voulait partir à l’opposé du pays, on pouvait ! » À Villeparisis (Seine-et-Marne), Jacqueline sort de sa caravane. Les cheveux argentés noués en chignon, cette retraitée se souvient avec nostalgie des années où l’« on pouvait s’installer sur des terrains vagues ou dans des champs. Avec la vie moderne, les constructions, les usines partout, ce n’est plus possible ». En couple avec Jean, elle assure : « Nous ne voyageons plus depuis que nous sommes entrés sur des aires d’accueil, il y a quinze ans. Les aires d’accueil, c’est la sédentarisation. »

Le fait de voyager revêt pourtant une dimension politique. Vivre sur les terrains assignés par l’État revient à « subir des situations de relégation, tandis qu’on peut trouver dans le nomadisme une forme d’émancipation », pointe Gaëlla Loiseau. « Nous regrettons cette époque de tout notre cœur », souffle Jacqueline. « Avant, on était tous ensemble ; maintenant, on est séparés. Il y a moins de communion. »

L’âge d’or des grandes migrations de voyageurs n’a jamais existé. Mais, dans les paroles des premiers concernés, la crainte d’assister à la fin d’une culture, d’un mode de vie, est réelle. « Ce n’est pas nouveau, c’est lié à la question identitaire : les voyageurs vivent avec l’idée qu’on veut les voir disparaître », relaie Gaëlla Loiseau. Le génocide des Tsiganes pendant la Seconde Guerre mondiale reste une plaie vive. « Même s’il y a eu des formes de reconnaissance ces dernières années, ce sont des sujets tabous dans les familles. Cela se traduit par des phrases du type : “On ne veut pas de nous, on veut nous remettre dans des camps…” »

L’héritage est lourd à porter pour les jeunes générations. « Chaque fois que mon fils sort dans le village, les flics lui demandent ses papiers. Pour eux, on est toujours suspects. À côté de ça, je dois lui expliquer qu’il faut être un bon citoyen », soupire Nara Ritz. « Mes parents ont été en camp de concentration. Le petit le sait, il me dit : “Ça ne va pas, papa, ce que tu me demandes, par rapport à notre histoire”. »

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