Plus loin dans le blues avec Robert Palmer

La traduction de Deep Blues de Robert Palmer est l’occasion de découvrir ce grand auteur américain qui a consacré ses écrits aux musiques populaires.

Pauline Guedj  • 9 décembre 2020 abonné·es
Plus loin dans le blues avec Robert Palmer
Un livre centré autour de la figure de Muddy Waters.
© MARCELLO MENCARINI / Leemage via AFP

En 2009, le critique musical américain Anthony DeCurtis publiait une anthologie de textes rédigés par l’un de ses confrères : Robert Palmer. Pour le magazine Rolling Stone, DeCurtis avait été l’éditeur de Palmer et il entretenait une relation personnelle avec celui qui avait la réputation de rarement rendre ses papiers à temps. Palmer était une figure excentrique du monde de la presse. Né à Little Rock dans l’Arkansas, en 1945, il avait toujours gardé un attachement pour son lieu de naissance dont il n’hésitait pas à rappeler l’importance dans l’histoire des musiques populaires américaines, parfois éclipsée par celle des États voisins, Mississippi et Louisiane. Dans les années 1960 et 1970, installé à New York, Palmer était devenu un important critique, collaborant régulièrement avec le New York Times, et un musicien, clarinettiste du groupe d’avant-garde The Insect Trust.

Au sein du New York Times, Palmer s’occupa de 1981 à 1988 des pages consacrées à la musique populaire, n’hésitant pas à critiquer des artistes largement adulés, comme Madonna et Bruce Springsteen, dont il déplorait l’orchestration excessive des albums. Tout au long de sa carrière, le critique continua aussi à jouer de la musique, se liant d’amitié avec nombre de musiciens. Palmer et sa clarinette s’invitaient lors de concerts d’Ornette Coleman et des Rolling Stones. Un employé du New York Times raconte comment, alors qu’il était venu porter un livre chez le critique, il avait trouvé la porte close. Occupé à écouter des disques avec Keith Richards, Palmer n’avait pas entendu la sonnette. Le jour de sa mort en 1997, Sonic Youth démarra son concert par une minute de silence et Patti Smith se produisit lors de la commémoration qui lui fut consacrée. Lorsqu’il parle de son travail avec Palmer, DeCurtis évoque alors souvent cette proximité avec les artistes. Pas question pour Palmer d’adopter l’éthique d’objectivité du New York Times. Artiste lui-même, il vivait avec ses pairs, et DeCurtis décrit son approche comme celle d’un porte-parole.

Intitulée Blues & Chaos, l’anthologie publiée par DeCurtis impressionne par le large éventail des musiques traitées. Palmer écrit sur le rock, le R&B, la soul et le jazz, mais aussi sur les musiques arabes ou indiennes. En 1979, il avait même rédigé un texte inclus dans le livret d’un opéra de Philip Glass, Einstein on The Beach. Toutefois, c’est surtout pour ses écrits sur le blues que Palmer est connu et notamment pour ce livre, Deep Blues, publié aux États-Unis en 1981 et qui aujourd’hui paraît en français, traduit avec talent et précision par Olivier Borre et Dario Rudy. Deep Blues est un ouvrage somme, fruit de décennies de recherches sur le blues, de consultations d’archives musicales, d’écoutes attentives de centaines d’enregistrements, d’entretiens avec des musiciens, et d’une expérience personnelle de cette musique lors de concerts ou de jam-sessions improvisées.

Avec sa construction narrative sophistiquée, le livre tisse tout au long du récit une toile complexe pleine de détails, d’anecdotes parlantes et de fines descriptions. Palmer y fait preuve d’une attention d’historien au contexte politique et musical des époques traversées, l’esclavage, la ségrégation, les migrations vers le Nord, Chicago surtout, et plus tard la réappropriation du blues par des musiciens à travers le monde, rockeurs anglais en particulier. Cet intérêt pour l’histoire est couplé avec un sens aigu des lieux, de la culture de chacune des localités où le blues s’installe. Le delta du Mississippi n’est pas Chicago et Helena dans l’Arkansas n’est pas Memphis, Tennessee. Palmer s’ancre avec force dans chacun de ces lieux pour tenter d’en révéler une sorte d’éthos souvent revendiqué par les musiciens eux-mêmes. Les relations entre la musique et la religion sont également au cœur du récit, celles entretenues entre le blues et l’économie aussi, Palmer prenant toujours soin de retracer le parcours professionnel des artistes, les contraintes auxquelles ils doivent faire face et les réalités du monde de la musique entre enregistrements à la va-vite pour des archives, captations en studio, émissions de radio, prestations dans des clubs et concerts pour des milliers de spectateurs dans des festivals.

Chemin faisant, le livre est aussi une magnifique série de portraits de musiciens. Pour Palmer, dans le blues, « le chanteur est tellement impliqué dans son histoire que son implication devient à la fois le sujet général et le contenu même de la chanson». Cette spécificité l’opposerait aux musiques qui l’ont précédé dans lesquelles le chanteur-narrateur restait une figure neutre, extérieure au sujet. «S’il peut être tentant de voir dans l’omniprésence de cette subjectivité un certain égocentrisme, ajoute l’auteur, elle est le signe d’un véritable héroïsme… En effet, seul un homme qui a compris sa valeur et croit en sa liberté peut ainsi chanter comme si rien d’autre n’importait. » Tout au long du texte, Palmer détaille ainsi l’identité de chacun des héros qu’il croque. Le livre évoque de nombreuses célébrités, Robert Johnson, B. B. King, Howlin’ Wolf, John Lee Hooker, Ike Turner, et est centré autour de la figure de Muddy Waters, qui, du delta du Mississippi à ses collaborations avec des stars blanches, a expérimenté plusieurs des configurations de cette musique devenue globale. Mais à la lecture on découvre aussi une quantité d’artistes moins connus, Charley Patton, Son House, Willie Brown et tant d’autres, dont on ne peut que rêver d’écouter les enregistrements. Une invitation à voyager plus loin encore dans ce monde du Deep Blues.

Deep Blues. Du delta du Mississippi à Chicago, des États-Unis au reste du monde : une histoire culturelle et musicale du blues, Robert Palmer, traduit de l’anglais (États-Unis) par Olivier Borre et Dario Rudy, Allia, 444 pages, 25 euros.

Musique
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