Bure, un territoire sacrifié au nucléaire

Une enquête illustrée autour de la résistance d’habitants de la Meuse au projet d’enfouissement de déchets radioactifs.

Vanina Delmas  • 6 janvier 2021 abonné·es
Bure, un territoire sacrifié au nucléaire
© JEAN-CHRISTOPHE VERHAEGEN / AFP

Qui héritera de nos déchets nucléaires ? Cette question a été mise sous le tapis lors du basculement de la France dans le « tout-nucléaire », puis a surgi l’idée du stockage géologique. En 1999, la Meuse est finalement choisie pour construire le laboratoire Cigéo, avec ses 270 kilomètres de galeries qui accueilleront les milliers de mètres cubes de déchets ultimes pendant cent mille ans. L’argument officieux : la population y était la plus docile.

Travaillant sur ce sujet depuis quatre ans, les journalistes Gaspard d’Allens et Pierre Bonneau se sont installés à Bure de 2016 à 2018 et assument ce qu’ils appellent un « journalisme immersif ». Prenant indéniablement parti pour les anti-Cigéo, ils n’en offrent pas moins une enquête de qualité et minutieuse, avec de nombreuses sources de première main, des données chiffrées, des paroles d’experts, des archives précieuses… Indispensables pour nourrir un récit complexe, tissage d’histoires parallèles mais intrinsèquement liées : celle de l’intrusion progressive dans les vies quotidiennes du nucléaire via l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra), généreusement soutenue par les gouvernements successifs, et celle de la résistance de plus en plus radicale – et réprimée – au projet d’enfouissement de déchets nucléaires.

« Le nucléaire laisse d’abord ses cicatrices sur le paysage et dans la vie des gens, il entraîne des bouleversements politiques et construit un ordre social », écrivent les auteurs. Qui sait que des lampadaires aux couleurs de l’Andra bordent les rues de certaines communes ? Qui a conscience qu’EDF est le premier investisseur et le deuxième employeur industriel en Lorraine ? Qui se souvient que Dominique Voynet, ministre de l’Écologie, a signé le décret autorisant la construction du laboratoire ? Qui sait que les opposants au projet Cigéo ont subi 50 procès et 20 perquisitions en un an, que 29 personnes ont été mises sur écoute ?

En 2017, Gaspard d’Allens avait déjà publié, avec Andrea Fuori, Bure, la bataille du nucléaire. Cette fois, Pierre Bonneau et lui ont choisi l’enquête dessinée pour aborder de façon plus pédagogique un sujet a priori très technique, mis en images par la dessinatrice Cécile Guillard. Mais le plus grand mérite de ce travail graphique est de brosser délicatement le portrait d’un territoire sacrifié, invisibilisé par cette industrie nucléaire surpuissante, qui déploie une communication bien rodée et distribue des millions d’euros pour acheter le silence des maires, des agriculteurs, des enseignants, des habitants… Ce que les auteurs nomment « la fabrique du consentement ». Une enquête qui dessine aussi la chronologie du cynisme de l’industrie nucléaire et frôle la réflexion politico-philosophique sur les notions de temps (très long) et de mémoire, car comment résister à la toute-puissance nucléaire sans connaître l’histoire de cette lutte et de sa répression ?

Cent mille ans. Bure ou le scandale enfoui des déchets nucléaires Gaspard d’Allens, Pierre Bonneau, Cécile Guillard, La Revue dessinée/Seuil, 152 pages, 18,90 euros.

Idées
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