Algérie : La flamme du Hirak brille toujours

Un an après leur suspension, les manifestations hebdomadaires du mouvement de contestation du pouvoir reprennent dans plusieurs villes. Mais la mobilisation s’est aussi déplacée.

Esma Messaï  • 24 février 2021 abonné·es
Algérie : La flamme du Hirak brille toujours
Khaled Drareni, journaliste indépendant, correspondant de TV5 Monde et de Reporters sans frontières, a été libéré le 19 février après onze mois d’emprisonnement.
© Billal Bensalem/AFP

La menace de la reprise des marches du vendredi mais aussi la crise économique et la pandémie n’ont pas laissé d’autre choix au président Abdelmadjid Tebboune, 75 ans, de retour en Algérie après une deuxième convalescence en Allemagne, que d’accélérer son calendrier. Dans un discours à la nation le 18 février, il a tenté de reprendre la main en rappelant sa décision d’augmenter le salaire minimum (SNMG) et en vantant sa stratégie de lutte contre le coronavirus et la fabrication prochaine du vaccin russe en Algérie. Sur le plan politique, le Président a pris trois grandes décisions : un remaniement ministériel, la dissolution de l’Assemblée populaire nationale et la tenue d’élections législatives anticipées. Enfin, il a prononcé la grâce de plusieurs détenus d’opinion, dontKhaled Drareni, journaliste indépendant, correspondant de TV5 Monde et de Reporters sans frontières, libéré le 19 février après onze mois d’emprisonnement.

« Le pouvoir a peur du retour du Hirak », assure Zaki Hannache, 33 ans, militant des droits humains. Il est loin d’être le seul à considérer ces mesures d’apaisement prises dans la précipitation à l’approche des deux ans du Hirak, le 22 février, comme une tentative d’étouffer un mouvement certes fragmenté, mais devenu un contre-pouvoir. Un anniversaire célébré par des Algériens sortis en masse dans plusieurs villes du pays, bravant d’importants dispositifs policiers. « La marche de Kherrata [ville berceau de la contestation] qui a eu lieu le 16 février, c’était comme en 2019, elle a réuni des citoyens de toutes les wilayas et les personnalités du Hirak comme Karim Tabbou et Mostefa Bouchachi. Cela prouve que le peuple est encore en marche », insiste le trentenaire. Sur son profil Facebook, il poste sans relâche des informations vérifiées sur les arrestations et les libérations des détenus d’opinion grâce à son réseau de lanceurs d’alerte : des avocats et des familles de militants emprisonnés.

Pour Zaki Hannache, l’absence de manifestations, suspendues par les hirakistes eux-mêmes pendant la pandémie, n’a pas signé la fin du Hirak. « C’est un mouvement de pression sur le pouvoir pour le changement. Cette pression prend plusieurs formes. Les hirakistes restent mobilisés sur les réseaux sociaux ou sur Zoom. Tout a basculé sur le Net »,explique-t-il. Selon Kaci Tansaout, du Comité national de libération des détenus (CNLD), 90 % à 95 % des détenus politiques encore emprisonnés ont été arrêtés après l’interruption des marches. Les chefs d’inculpation sont désormais à 90 % liés à des publications sur Facebook, alors qu’auparavant les personnes interpellées l’étaient principalement pour « incitation à attroupement non armé ».

Même constat pour Amina Afaf Chaïeb, membre du mouvement citoyen et politique Ibtikar, créé en 2014 : « Je n’ai jamais vu autant de groupes de discussion entre militants sur Telegram, Facebook, WhatsApp et Zoom. Les agoras se sont transposées ailleurs. » Mais, pour la jeune femme, cette digitalisation de la contestation affaiblit le rapport de force avec le pouvoir : « Le coude-à-coude dans la rue crée une protection face à la répression et nous permet de médiatiser ce qui se passe avec des images fortes. Sans les marches, on se sent plus disséminés et on ne voit pas qu’on est aussi nombreux qu’avant. »

Toutefois, les militants du Hirak transforment leur absence du terrain en opportunité pour travailler à une vraie proposition politique. Parmi les nombreuses initiatives qui ont vu le jour sur le Net depuis le 22 février 2019, Nidaa 22 (Appel du 22) a été fondé après la suspension des marches. « Il n’y avait pas d’alternative réelle et nous étions toujours dans des débats de représentativité du Hirak, se souvient Raouf Farrah, membre de Nidaa 22. L’idée était de permettre aux hirakistes de tous bords d’échanger dans un cadre inclusif et indépendant du régime. » Depuis plusieurs mois, les membres de ce collectif travaillent sur une feuille de route pour un projet de transition démocratique. « Un processus très fastidieux qui va de pair avec l’hétérogénéité de l’initiative sur le plan idéologique, réunissant notamment conservateurs et progressistes. »

Alternative démocratique

Créer une convergence entre toutes les forces pro-démocratie autour d’un projet politique le plus consensuel possible est le plus grand défi que cherchent à relever des initiatives comme Nidaa 22 ou Ibtikar, qui a d’ailleurs rejoint la première dans cette optique. « Apprendre à composer avec la diversité, c’est très compliqué lorsqu’il y a, au départ, un déficit de confiance, car on ne se connaît pas », constate Amina Afaf Chaïeb. Pendant des décennies, les Algériens ont évolué dans un système où il n’y avait pas d’espaces où exercer leur citoyenneté. Le Hirak a permis de créer ces espaces de socialisation entre plusieurs acteurs qui ne dialoguaient pas auparavant. « Le Hirak a tout décloisonné. On travaillait en silo, maintenant on collabore avec tous les acteurs qui portent les revendications du Hirak »,poursuit la jeune femme. Un apprentissage de l’exercice démocratique, du débat et de l’écoute nécessaire pour la société civile algérienne. « Nous espérons être arrivés à ce point de maturation pour enfin organiser un sommet national, celui de l’opposition, du Hirak, de l’alternative démocratique », confie Amina Afaf Chaïeb.

Les diverses tentatives d’atteindre une ampleur nationale, toutefois, sont freinées par les divisions traditionnelles en Algérie, comme celles entre islamistes et démocrates. À ses débuts, le Hirak, en tant que mouvement inédit, rassemblait pourtant tous les courants politiques. « La plupart des projets ont du mal à aboutir, car il manque un apprentissage de la citoyenneté et de la chose politique »,rapporteune journaliste membre fondatrice d’Algerian Detainees, site d’information sur les droits humains lancé le 10 décembre 2020. « Nous ne voulions pas être pris dans les initiatives qui avaient du mal à converger. Nous sommes donc restés en retrait pour éviter les divergences, explique-t-elle. Nous voulions créer un projet avant tout journalistique et non militant, car l’idée était d’informer sans appeler à la libération de tel ou tel détenu. » L’équipe d’Algerian Detainees, composée exclusivement de journalistes, met en ligne des fiches d’information en français et en arabe sur les détenus d’opinion, qu’elle révise quotidiennement grâce aux données du CNLD et de Zaki Hannache. Ces fiches n’étaient jusque-là publiées que dans des groupes fermés sur Facebook. « Nous faisions souvent des réunions sur Zoom et, à la fin, nous poursuivions sur nos pratiques journalistiques. Il y a eu une émulation par rapport à ce qu’a créé le Hirak. On le voit aussi dans notre profession, poursuit la journaliste_, nous avons été amenés à nous entraider. »_ L’équipe tient à archiver ces données en tant que témoignage sur lequel pourront s’appuyer chercheurs ou historiens : « Pour garder la trace de ces condamnations et de ces arrestations. »

Émulation créatrice

Témoigner de ce qu’a été le Hirak est aussi l’objectif de la réalisatrice algéro-canadienne Sara Nacer. Dans son documentaire Qu’ils partent tous, slogan de la contestation, la cinéaste capture l’émulation créatrice née dans les premières semaines du mouvement, dans tous les domaines. Pour la documentariste, « le Hirak a commencé bien avant le Hirak », c’est une lame de fond, une révolution identitaire née de la réappropriation par les Algériens de leur culture grâce aux initiatives citoyennes. « La rue, c’était l’aboutissement, la convergence de ce que préparait cette nouvelle génération depuis plusieurs années. » Après la désillusion liée à l’arrêt des marches pendant la pandémie et au retour de la peur, à la suite des arrestations de militants, elle souhaite rappeler à ceux qui ont perdu espoir ce pour quoi ils sont sortis. « Mon film, c’est une dose de rappel de ce qui faisait rêver les Algériens en février 2019. »

Ce désenchantement, Samir Toumi, écrivain algérien engagé, l’a vécu dans tout son être, début 2020. « Nous étions frappés par le Covid et, surtout, nous venions de comprendre à notre grand désespoir que le pouvoir allait profiter de la situation pour réprimer. Les marches ont dû s’arrêter. Nous nous sommes rendu compte que le piège se refermait sur nous. »

Pour faire face à ce désarroi, Selma Hellal Hadjadj, cofondatrice de la maison d’édition Barzakh, a invité au printemps dernier, sous l’impulsion de la Fondation Friedrich-Ebert, dix-sept auteurs aguerris ou novices à écrire leur rêve d’Algérie dans un ouvrage collectif (1). « En pleine sidération, on vous dit : “Rêve !” Cela m’a fait un bien fou vu l’état dans lequel j’étais », poursuit Samir Toumi. La forme de son texte lui est apparue comme une évidence. Il s’est projeté en 2100 dans une Algérie dans laquelle le Hirak aurait porté ses fruits : démocratique, écologique, tournée vers le monde. Un texte délibérément écrit au futur plutôt qu’au conditionnel, comme pour conjurer le sort, alors que le devenir du Hirak est incertain.

Les appels à reprendre les marches hebdomadaires se multiplient sur les réseaux sociaux car, pour beaucoup, rien n’a changé. Malgré le départ du pouvoir du président Bouteflika après six semaines de manifestations en 2019, le système politique reste le même : Mohamed Ali Boughazi, ancien conseiller d’Abdelaziz Bouteflika, a rejoint le gouvernement lors du remaniement du 21 février. Pas de changement à noter non plus du côté des médias, qui subissent toujours une censure, ni du côté de la justice, encore aux ordres de l’exécutif. À cela s’ajoute une crise économique, déjà menaçante avant la pandémie, qui devient une véritable bombe à retardement. Nadia, médecin active dans le Hirak, observe au quotidien un appauvrissement des Algériens dû à la pandémie et à l’austérité. « Les patients viennent mendier à l’hôpital, je n’avais jamais vu ça avant »,déplore la jeune femme. Pour elle, le « Hirak de la rue », tel qu’il a fait peur au pouvoir, sera nécessairement de retour_. « Peut-être pas le Hirak massif d’avant Bouteflika, mais avec les plus aguerris et aussi les plus vulnérables, qui le porteront avec des revendications sociales et économiques. On espère toujours dans l’action pacifique. »_

(1) _J’ai rêvé l’Algérie. Témoignages, fictions et récit__,_ éditions Barzakh, disponible en ligne en PDF.

Monde
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