Le phénomène Eastwood

Jean-Louis Fabiani défait quelques idées reçues sur le cinéaste états-unien pour mettre au jour les raisons de son succès populaire et critique.

Christophe Kantcheff  • 17 février 2021 abonné·es
Le phénomène Eastwood
Clint Eastwood dans L’Inspecteur Harry, en 1971.
© Warner Bros/Malpaso/AFP

Première surprise : la collection « Repères » des éditions La Découverte consacre un volume à un cinéaste star d’Hollywood. On s’intéresse davantage, dans ce rayon-là, à la Sociologie historique du capitalisme ou à L’Utilitarisme, exemples de deux titres récents. Cependant, Clint Eastwood s’avère bel et bien une étude sociologique extrêmement sérieuse. Deuxième surprise : l’identité de son auteur. Jean-Louis Fabiani est un sociologue formé à la pensée bourdieusienne, dont il est l’un des plus fins connaisseurs (1). On pouvait supposer qu’un esprit évoluant dans ces parages théoriques, qui sous-tendent des orientations politiques, marquerait peu d’inclination pour un acteur-réalisateur qui cristallise une image de réactionnaire.

Mais cette vision trop monolithique ne pouvait qu’attirer le sociologue. Il fallait y voir d’un peu plus près et prendre en compte toutes les dimensions du « phénomène » : les conditions de production des films, « la persona » (et non la personne) – c’est-à-dire « cette personnalité cinématographique qui n’est pas uniquement un masque mais le produit d’un va-et-vient entre un corps filmé et un individu réel » –, l’œuvre elle-même et l’accueil reçu. Objectif : tenter de comprendre comment Eastwood Clint, acteur sans don initial particulier, identifié à l’ultraviolent inspecteur Harry qu’il a plusieurs fois incarné, et par ailleurs citoyen républicain qui soutiendra tous les présidents de ce bord, y compris Donald Trump, est devenu Clint Eastwood, l’un des cinéastes les plus encensés au monde, récompensé dans tous les grands festivals et adoubé par la critique intellectuelle (donc de gauche).

Au début, il y a le facteur chance. « Miracle à Rome » : ainsi est malicieusement intitulé le chapitre consacré à la collaboration entre Eastwood, dont la jeune carrière aux États-Unis végète dans une série en perte de vitesse, et Sergio Leone. S’entendant à merveille, Eastwood et Leone reprennent les codes commerciaux du western en les extrapolant, tirant ainsi sur le pastiche, au grand plaisir des très nombreux spectateurs qui répondront présents. Mais ce faisant, Pour une poignée de dollars et les deux autres films de la célèbre trilogie sont aussi reconnus pour le geste artistique, en phase avec les débuts du postmodernisme.

Ce type d’ambivalence sera une constante dans le parcours d’Eastwood, quand il ne s’agit pas d’ambiguïté. Le terme revient sous la plume du sociologue quand il passe les films en revue et en détail, et la façon dont ils ont été analysés. Il les regroupe selon trois grands thèmes : la masculinité (avec Josey Wales hors-la-loi, Impitoyable ou Mystic River), les portraits de femmes (avec Un frisson dans la nuit, Sur la route de Madison ou Million Dollar Baby) et la présence ou non des personnes noires (avec Bird, Gran Torino, Chasseur blanc, cœur noir ou La Mule). Chaque fois, Jean-Louis Fabiani y discerne une complexité (ou une ambiguïté) qui n’a pas toujours été pointée. Parce que l’œuvre a été considérée parfois avec un regard militant, souvent avec un présupposé idéologique. L’auteur fait à cet égard un gros travail sur la réception, qu’il prend très au sérieux et dont il relève aussi les fluctuations. À propos de Sur la route de Madison, par exemple, il constate le revirement de la critique féministe, soudain enthousiaste. Apporter de la nuance et de la distanciation ressortit à une démarche scientifique. En l’occurrence, elle est d’autant plus réjouissante pour ce bourdieusien atypique, amateur de Raymond Aron et de Gérald Bronner, très actif sur Facebook, où il a déploré notamment les avancées du « décolonialisme ».

Eastwood, par ses films, a lui-même influé sur la perception de sa « persona ». Jean-Louis Fabiani attribue cependant sa double qualité – produire un cinéma populaire et être adoubé par l’intelligentsia – à un processus qui le dépasse et qui trouve son origine dans la cinéphilie française. L’hypothèse est convaincante, même si parfois discutable. Elle conclut en tout cas une étude sociologique passionnante sur un acteur-cinéaste qui ne l’est pas moins.

Clint Eastwood, Jean-Louis Fabiani, La Découverte, « Repères », 128 pages, 10 euros.

(1) Lire son essai Pierre Bourdieu. Un structuralisme héroïque, Seuil, 2016.

Littérature
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