Timbrer, trier, distribuer… courir et la fermer !

Le sociologue Nicolas Jounin s’est fait embaucher comme facteur à La Poste. Quasi ethnographique, son enquête immergée délivre une photo glaçante des conditions de travail et du management de notre « service public » postal…

Olivier Doubre  • 3 février 2021 abonné·es
Timbrer, trier, distribuer… courir et la fermer !
© Lionel BONAVENTURE / AFP

Il y a déjà plus de sept ans, Thierry Brun, de Politis, avait décrit dans une enquête fouillée (1) l’acharnement néolibéral, l’affaiblissement et les tentatives de « démantèlement » frappant ce qui est encore, malgré tout, l’un de nos plus anciens services publics : La Poste. Le livre se concentrait surtout sur la mise en concurrence entre services publics nationaux et opérateurs privés, imposée par l’Union européenne (et ses principes néolibéraux). La volonté de casse du service public postal semblait déjà à l’œuvre, dans un contexte où le volume du courrier classique, à l’heure de la numérisation et des e-mails, diminuait logiquement.

Le sociologue Nicolas Jounin – dont on se souvient, entre autres, de l’excellent ouvrage Voyage de classes. Des étudiants de Seine-Saint-Denis enquêtent dans les beaux quartiers (La Découverte/poche, 2016), racontant les périples de ses élèves de banlieue dans le très chic VIIIe arrondissement de Paris – a choisi la méthode de l’immersion, assez rare dans sa discipline, où l’on privilégie plus souvent l’entretien ou le témoignage, au sein de ce qu’il faut désormais appeler une « entreprise ». Avec non plus des « usagers » mais des « clients », des « collaborateurs » au lieu des anciens « agents »… S’étant fait embaucher avec un statut précaire, comme la plupart de ses collègues, il met ainsi en exergue – et déconstruit – les méthodes de management, les « normes et cadences » imposées à tous les salariés et les « rouages » de la véritable « machine » dans laquelle le travail des facteurs s’inscrit.

Illustration des méthodes de direction et des conditions de travail, Le Caché de La Poste. Enquête sur l’organisation du travail des facteurs débute par l’exposé des consignes par un cadre intermédiaire, dans un lourd silence – chacun n’osant faire la moindre remarque –, à propos d’une « nouvelle réorg’ », signifiant une augmentation du travail – non rémunérée – dans un temps limité. « L’injonction semble intenable », mais « quand on a un contrat d’un ou quelques mois, comme nous qui sommes en CDD, ou un contrat renouvelé chaque semaine, comme les intérimaires, quand on vise un CDI, comme c’est le cas de certains, il faut être courageux pour répondre que oui, je ne crois pas que j’y arriverai »… Bienvenue à La Poste.

Sur 380 pages, le sociologue observe au plus près les pressions mises sur le personnel, dans une quête incessante de réduction des coûts. La volonté est toujours plus visible de singer les méthodes du secteur privé, dans un service public postal en proie à la concurrence des Amazon, DHL, Uber, UPS, etc. Ce que la direction de La Poste se refuse à reconnaître. Mais ici, grâce à Nicolas Jounin, le « caché » fait foi.

(1) Qui veut tuer La Poste ? Chronique d’un démantèlement, Thierry Brun, éditions Politis, septembre 2013.

Le Caché de La Poste. Enquête sur l’organisation du travail des facteurs Nicolas Jounin, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 386 pages, 20 euros.

Idées
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