Ariane Ascaride : Une femme peuplée

Durant le premier confinement, Ariane Ascaride a envoyé des lettres à son père, mort depuis longtemps. Une manière de jeter un regard libre sur elle-même, et de résister à une période éprouvante.

Christophe Kantcheff  • 3 mars 2021 abonné·es
Ariane Ascaride : Une femme peuplée
Ariane Ascaride se livre à un va-et-vient sans nostalgie entre passé et présent.
© Bénédicte Roscot

Le premier confinement, du 17 mars au 11 mai 2020, semble à la fois proche et lointain. Proche, parce qu’il a moins d’un an ; lointain, car nous ne sommes plus dans l’état de sidération qui a été le nôtre quand nous avons dû, séance tenante, nous cloîtrer chez nous. Le livre que signe Ariane Ascaride nous y ramène. Loin des piètres « journaux de confinement » alors publiés au jour le jour, la comédienne a trouvé une forme – des lettres – pour dire comment elle traversait cette période inédite. Et elle convoque un interlocuteur, son père, décédé depuis plusieurs années, dont elle ressent plus que jamais le manque.

Pourquoi s’adresse-t-elle à lui ? Sans doute pour de nombreuses raisons, dont on peut deviner certaines. L’une d’elles tient à l’inquiétude, sinon l’angoisse, qu’éprouve alors Ariane Ascaride. « J’ai besoin de sentir ton ombre protectrice », lui dit-elle. Une inquiétude liée non pas à sa propre situation – elle ne perd jamais de vue qu’elle est une privilégiée – mais aux évolutions du monde à l’ère du Covid-19 : il y a les « pauvres » qui vont devenir « miséreux », les travailleurs peu reconnus et/ou précaires toujours plus exposés, et cette société ultra-hygiéniste qui se dessine, où l’on ne se touche plus, même pour manifester son affection. Cela revient sous sa plume : lui pèse plus que tout le fait de ne pouvoir prendre ses deux filles dans ses bras.

« Personnellement, je n’en peux plus de voir des gens tout plats », écrit-elle non sans humour, à propos des échanges par écrans interposés qui rythment le quotidien. Que devient le corps quand il peut être vecteur de mort et doit se terrer, quand le visage est en partie recouvert ? Ces interrogations sur le corps sont d’autant plus aiguës pour une comédienne.

S’adresser à son père, c’est aussi, pour l’auteure, poursuivre les discussions qu’ils n’ont pas eues à cause de leurs tempéraments éruptifs. Avec franchise, elle reconnaît avoir été dure avec lui quand elle était plus jeune. Alors elle lui parle maintenant sans être sur la défensive, avec une sincérité dont bénéficie, à son tour, le lecteur.

Par exemple, bien qu’exprimant vivement son aversion pour cette période, Ariane Ascaride en relève aussi peu à peu les charmes : ces moments d’apaisement assise par terre à écouter le chant des oiseaux et à goûter le fait de ne plus être prise dans le chaos du tempo habituel. D’où son aveu, vers la fin du confinement, d’une forme de regret envers cette « parenthèse non enchantée » : elle craint que tout ne reprenne à l’identique, entre frénésie pour l’argent et course à notre perte. Qui n’a partagé cette contradiction tout en la gardant pour soi ? L’auteure évoque aussi son « tribunal intérieur », prompt à la remettre en cause dans ces temps d’« ébranlement psychologique profond ».

En écrivant à son père, Ariane Ascaride s’adresse également à un ancien résistant. Toutes proportions gardées, et tout en récusant la rhétorique guerrière usitée à la tête de l’État, elle sait la nécessité de déployer des moyens de résistance, un mot qu’elle préfère – on la comprend – à celui de résilience. Chez elle, cela passe par l’énergie du rire, jamais très loin même quand elle broie du noir. Et un attachement à certaines notions, éthiques ou politiques, comme celle de se tenir ensemble, dont elle donne une belle définition : « Ensemble ne veut pas dire être collés les uns aux autres en permanence, ensemble, c’est juste avoir la conscience de l’autre et savoir qu’il t’est indispensable pour que tu puisses vivre. »

Le va-et-vient entre ses souvenirs d’enfance et aujourd’hui, favorisé par l’état d’enfermement, n’est pas nostalgie chez Ariane Ascaride. Au contraire, c’est une force de pouvoir compter sur la petite fille qu’elle a été et qui ne l’a pas quittée. De la même manière, la comédienne parle de la présence en elle de ses parents au-delà de leur mort, dans des pages finales très émouvantes. Au fond, Ariane Ascaride était loin d’être seule pendant ce confinement : elle-même était peuplée de plusieurs êtres !

Bonjour Pa’.Lettres au fantôme de mon père, Ariane Ascaride, Seuil, 125 p., 15 euros.

Littérature
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