Frédéric Hocquard : « La crise sanitaire crée le retour d’un ordre moral »

Sous prétexte de santé publique, le monde de la nuit et de la musique électronique, un temps célébré comme partie intégrante de la culture, risque de retourner à la marginalisation.

Nadia Sweeny  • 3 mars 2021 abonné·es
Frédéric Hocquard : « La crise sanitaire crée le retour d’un ordre moral »
Plusieurs centaines de personnes se sont réunies à Nantes, le 13 février 2021, au son de sound systems ambulants pour revendiquer le « droit à la fête ».
© JÈrÈmie Lusseau / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

La crise sanitaire et ses restrictions drastiques ont des conséquences perverses. Frédéric Hocquard, chargé notamment de la vie nocturne à la mairie de Paris, s’alarme d’un glissement malsain qui s’opère. Selon lui, les interdictions liées à la crise sanitaire donnent la part belle au retour en force d’une vision moralisée de la société. Les vieilles peurs sont réactivées et, avec elles, la vie nocturne est de nouveau stigmatisée.

Quelles sont les conséquences de l’ordre sanitaire imposé en France sur le milieu de la culture en général et de la nuit en particulier ?

Frédéric Hocquard Adjoint (Génération·s) à la maire de Paris, chargé du tourisme et de la vie nocturne.

Frédéric Hocquard : À l’occasion d’un ordre sanitaire qui nous est imposé pour des raisons que je pense nécessaires, on constate un glissement vers un retour d’un ordre moral particulièrement visible dans les domaines de la culture et de la fête. Il y a, par exemple, une très nette différence de traitement entre ce qui relève d’une activité culturelle et ce qui relève d’une activité commerciale. Les musées sont fermés mais les galeries d’art sont ouvertes. Vous exposez des tableaux : s’ils ne sont pas à vendre, vous devez fermer, mais s’ils sont à vendre, vous avez le droit d’ouvrir. Là, il n’est plus question de restrictions sanitaires pures mais bien d’un choix de valeurs.

Si l’on prend la question de la nuit, de la fête et de la musique, on voit émerger, sous couvert de crise sanitaire, une mise à l’index. Tout le discours du mois de septembre a été : vous avez fait la fête cet été, on est obligé de reconfiner, sans qu’on ait aucune preuve que la circulation du virus soit liée uniquement à cela. Il y a aussi ce premier arrêté du préfet de police de Paris, fin septembre, qui prévoit l’interdiction de la diffusion de musique amplifiée et de la musique, sous quelque forme que ce soit, dans l’espace public. Si l’on prend l’arrêté au pied de la lettre, siffler dans la rue est interdit. Qu’on soit capable d’écrire ça sans y voir de problème, c’est incroyable ! Ça m’a glacé.

La polémique autour de la free party à côté de Rennes a-t-elle amplifié ce phénomène ?

Depuis cette polémique, la fête et la nuit sont redevenues le lieu prétendu de toutes les débauches et de contaminations. Or, en réalité, un mois plus tard, l’agence régionale de santé de Bretagne a confirmé qu’il n’y avait pas eu de cluster à cet endroit-là. Ce phénomène se voit aussi dans le fait que tous les organisateurs de fêtes – interdites – sont poursuivis pour « mise en danger de la vie d’autrui ». Un chef d’accusation peut-être un peu exagéré.

Puis il y a eu l’interdiction de la musique électronique en manifestation…

À la suite de l’interdiction de la free party d’Ille-et-Vilaine, plusieurs collectifs ont voulu manifester leur désapprobation. Ils ont pris contact avec les organisateurs de la manifestation contre la loi de « sécurité globale », car les causes défendues sont similaires. Mais le jour de la manifestation, début janvier, leurs camions-plateaux diffusant de la musique électronique ont été bloqués par la police sur ordre du préfet. L’un des arguments avancés a d’abord été : ça va servir aux black blocs pour se rassembler… comme s’il y avait besoin de musique électronique pour que les black blocs viennent dans les manifestations à Paris ! Ensuite, il leur a été expliqué que la musique électronique n’était pas habituelle dans les manifestations et qu’ils allaient détourner le rassemblement pour faire un concert géant. Donc on peut diffuser un type de musique en manifestation et pas une autre ? Qui décide de ce droit ? On voit bien que l’on cherche à stigmatiser un type de musique, une culture.

Il y a donc une stigmatisation des musiques électroniques et, plus largement, du milieu festif et de la nuit ?

La nuit a un rôle démocratique et social, dans la fabrication du commun et du vivre ensemble. Elle a souvent eu mauvaise presse. Mais, depuis les années 2010, cette perception s’était améliorée. Là, c’est un retour en arrière. Aujourd’hui, la moindre fête où 50 personnes se réunissent fait la une des journaux. De nouveau on colle à la fête une image négative de débauche et de lieu de toutes les dérives. Ce n’est pas seulement sanitaire, c’est plus profond. On assiste actuellement au retour des free partys clandestines comme dans les années 1990. C’est le retour de la marginalisation. Alors que la musique électronique a toute sa place dans la culture.

Ni la musique électronique ni le milieu de la nuit ne sont considérés comme partie prenante de la culture ?

L’été dernier, quand les restaurants et les bars ont rouvert, les boîtes de nuit et les clubs ont voulu suivre le mouvement. Un certain nombre de gérants ont interpellé la ministre de la Culture et, le 14 juillet, celle-ci leur a répondu : la vie nocturne, ce n’est pas de mon ressort, c’est celui du ministre de l’Intérieur. Le message est clair : la nuit fait peur, c’est à la police de s’en charger. C’est incroyable de dire ça quand on sait que Johnny Hallyday a commencé sa carrière dans une boîte de nuit ; qu’un des Français qui vend le plus de disques au monde, c’est David Guetta, un artiste de musique électronique, et qui se produit essentiellement dans des clubs…

Laurent Garnier – DJ légende de la musique électronique française – a écrit une tribune dans Libération (27 octobre 2020) pour interpeller la ministre sur « le manque flagrant de considération » de son ministère. Depuis, la ministre de la Culture a fait machine arrière, notamment en recevant des représentants des Clubs Cultures. Mais le message passé en juillet n’est pas bon. Cela cristallise et symbolise un retour en arrière néfaste. Pourtant, depuis quelques années, on avait réussi à desserrer l’étau. En 2015, la Sacem a fait une très belle étude sur la musique électronique, il y a eu aussi les états généraux de la nuit, etc. Mais depuis un an, fort de cet ordre sanitaire, on revient de nouveau à une sorte de jugement moral : ce n’est pas bien de lâcher prise.

Cette peur de la nuit, c’est propre à la France ?

Disons que la rationalité à la base de ce retour moral est très française. Un universitaire américain – Jonathan Crary – a écrit un essai sur la manière dont le capitalisme rogne sur les heures de sommeil de l’individu pour qu’il ne soit plus un producteur de richesse mais un agent économique qui consomme vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Dans cet ouvrage, il explique que l’on commence à vouloir réduire le temps de sommeil dès le XIXe siècle, quand les idées des Lumières, de la raison, introduisent l’idée que la nuit, c’est le temps du rêve. Un temps qui n’est pas cartésien. Un temps négatif. Aujourd’hui, on revient à cette idée.

Pensez-vous que ce retour en arrière per****durera après la crise sanitaire ?

C’est possible, parce que c’est le retour d’une vieille peur. Déjà, à Paris, certaines associations de riverains commencent à protester contre les espaces de fêtes qu’on a prévus pour cet été, alors que le couvre-feu est encore en vigueur. Pourtant, nous avons prévenu : cet été, il faudra faire preuve d’un peu de tolérance vis-à-vis de ceux qui veulent danser et en ont été privés depuis des mois.

Au Conseil de Paris, des débats, pourtant clos, refont surface. Rachida Dati, présidente du groupe LR, et Aurélien Véron ont lancé une polémique autour de l’association Techno+, en partie subventionnée par la mairie de Paris, qui travaille sur la réduction de risques en milieu festif – MST, drogue et alcool. Les arguments avancés sont : vous subventionnez une association qui favorise la prise de drogue. C’est délirant ! La dernière fois qu’on en a parlé, c’était il y a trois ans, et on avait voté à l’unanimité avec la droite la subvention d’une association similaire.

Derrière les gens qui font la fête, il y a la question de la jeunesse. On a beaucoup parlé de leur désespoir lié aux problèmes économiques, mais on a peu dit que ces endroits de fête étaient des lieux de socialisation très importants pour eux. Quand il n’y a plus de vie nocturne, de lieux de rencontre, c’est terrible pour eux.

Aller au boulot, c’est permis, consommer, c’est permis, mais le reste, non. Pourquoi ne fait-on baisser les interactions sociales des individus qu’aux endroits du loisir et de la culture ?

Parce qu’on considère que ce n’est pas prioritaire…

Les priorités qu’on s’est fixées donnent une idée du type de société dans laquelle on vit. C’est un ordre moral et social particulier.

Idées
Temps de lecture : 8 minutes

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