Procès de Viry-Châtillon : des coupables idéals

Si l’avocat des policiers brûlés dans l’Essonne en 2016 dénonce « un naufrage judiciaire », la défense pointe les falsifications de l’enquête. Au moins huit jeunes ont fait de la détention provisoire à tort.

Amanda Jacquel  • 28 avril 2021 abonné·es
Procès de Viry-Châtillon : des coupables idéals
Des policiers sur la scène du crime, le 8 octobre 2016, à Viry-Châtillon.
© Thomas SAMSON / AFP

J e n’y étais pas », « ce n’est pas vrai », « vous vous trompez », « je vous l’ai déjà dit », « je vous le répète », proteste Foued_, tout juste 18 ans en 2016, lors de ses dix heures d’audition. En garde à vue, il assène plus de cent fois qu’il n’a pas participé à l’attaque de quatre policiers de Viry-Châtillon. James_, un autre prévenu, assure aussi ne pas s’être trouvé sur les lieux du crime. Pourtant, ils vont passer quatre ans derrière les barreaux. Pour rien.

Les faits remontent au 8 octobre 2016. Vers 15 heures, un groupe d’une vingtaine de jeunes attaque au cocktail Molotov deux voitures de police, postées en observation d’une caméra de surveillance mise en place dans le cadre de plusieurs vols à l’arraché sur ce carrefour de la Grande Borne à Grigny (Essonne). Deux des policiers sont grièvement brûlés. L’affaire fait grand bruit, à quelques mois seulement de l’élection présidentielle. Les candidats, suivis de nombreux médias, défilent à tour de rôle à Viry-Châtillon. « Tout sera fait pour -retrouver les auteurs de cette attaque et les traduire devant la justice », promet le président de la République, François Hollande.

Épuisé par trois jours de garde à vue, Foued finit par douter : a-t-il été victime d’un « black-out », comme l’a suggéré son avocat commis d’office ? Mais il précise qu’il reste convaincu de son innocence. Il « a implicitement admis de façon très ambiguë avoir pu participer aux faits sans s’en souvenir précisément lors de son ultime audition en garde à vue, alors qu’il était assisté d’un avocat », note la cour d’assises de l’Essonne en 2019, qui le condamne à dix-huit ans de réclusion criminelle. La cour s’appuie aussi sur l’enquête, qui contient une liste de 21 personnes, dont Foued.

Le procès en appel s’ouvre au printemps 2021 à Paris et se tient à huis clos – plusieurs accusés étant mineurs au moment des faits. Après six semaines de débat judiciaire, Foued retrouve finalement la liberté. Sept autres jeunes hommes sur treize sont également acquittés. « Ils ne cherchaient pas les coupables mais des coupables »,confie Foued à Mediapart.

Derrière les murs du palais de justice, tout bascule lors du témoignage du directeur d’enquête. À la barre, il fait part de ses incertitudes sur l’implication de certains accusés. Il émet notamment un doute sur James, condamné à douze ans de prison en première instance. En 2016, James a 19 ans et demi. Il se lève tôt pour son travail à Rungis et rêve de devenir pompier. Son casier judiciaire est vierge. Mais James fait partie de ce groupe d’amis surnommé « la S », du nom de la rue Serpente, qui sinue entre les immeubles de la Grande Borne, où ils se retrouvent. « Les enquêteurs sont persuadés que cette bande a fait le coup. Mais ce sont davantage des camarades qui se retrouvent pour traîner ensemble qu’une vraie bande organisée »,se souvient Me Serge Money, l’un des avocats de la défense en première instance.

Ils ne cherchaient pas les coupables mais des coupables.

Au début, l’enquête piétine, mais le 17 janvier 2017, François*, un proche de « la S », est placé en garde à vue lors d’une première vague d’arrestations. Il donne à l’équipe d’enquête de la sûreté départementale de l’Essonne cette fameuse liste de noms. Celui de James y figure, il est arrêté en avril. Mais, lors du second procès, François raconte combien sa garde à vue a été éprouvante : il a dressé cette liste sous pression, paniqué, en ayant très peu dormi. Il explique aussi son addiction à la codéine et son état de manque. Les enquêteurs lui auraient alors proposé le statut de protection de témoin pour l’encourager à parler. À la barre, sa sœur évoque également un rendez-vous organisé par les enquêteurs dans un hôtel parisien, digne d’un film. Me -Frédérick Petipermon, avocat de la défense, rappelle : «Cet homme est suspecté à ce stade. Soit vous êtes témoin, auquel cas vous n’êtes pas placé en garde à vue, soit vous êtes mis en cause, et donc on ne peut pas vous proposer ce statut de protection de témoin. »

À la barre, se rétracte un autre jeune homme à qui les enquêteurs avaient également proposé ce statut et qui accusait James jusqu’alors. De surcroît, « les experts en bornage concluent “que [James] pouvait se trouver à son domicile, conformément à ses déclarations” »,note la cour d’assises de Paris. Sa famille corrobore également son emploi du temps. Finalement, après quatre ans derrière les barreaux en détention provisoire, James est acquitté.

Entre 2019 et 2021, la défense met en doute la parole des enquêteurs. Elle retranscrit les auditions des accusés et la cour charge un expert de retranscrire l’interrogatoire filmé (1) de -François. « Pour Foued, par exemple, ses dix heures d’audition représentent environ 20 pages pour les enquêteurs ; dans la retranscription que nous avons effectuée, cela représente plus de 200 pages »,précise Me Yaël Scemama, l’une des avocats de Foued. «Effectivement, après dix heures d’audition pendant lesquelles on le harcèle de questions en lui mettant la pression et quatre jours de garde à vue, Foued va tenir des propos ambigus et mentionner un possible black-out. » Au palais de justice de Paris, ces retranscriptions dévoilent des falsifications, des modifications de documents et l’acharnement des enquêteurs pour trouver à tout prix des coupables.

Pourvois en cassation

À la suite de ce jugement en appel, Me Scemama et d’autres avocats de la défense ont décidé de déposer plainte, notamment pour « faux en écriture publique ». « Aujourd’hui, les policiers expliquent que ce sont des méthodes d’interrogatoire courantes. Même si ça l’est, elles aboutissent ici à la modification, à la falsification de ce que mon client a pu dire »,s’insurge l’avocate. « Je regrette également que la déontologie de policiers aguerris ne les conduise pas à interrompre une audition en voyant que l’avocat commis d’office outrepasse ses fonctions. Ils n’auraient pas dû laisser faire. Ça a conduit à ce désastre -intolérable. »

Me Petipermon a d’ores et déjà déposé plainte, le 11 mars, contre la sûreté départementale de l’Essonne, au parquet d’Évry. Le jeune homme qu’il défend a reconnu avoir lancé des pierres sur la voiture de police en feu. Clément* a 18 ans en 2016 et a déjà été condamné pour faits de violences aggravées et vol avec violence. « C’est quelqu’un qui n’a pas le bon profil »,résume Me Money, son avocat en première instance. « Il n’a tellement pas le bon profil que, pendant l’instruction de plusieurs années, on m’a toujours refusé de le sortir en provisoire. Il se présente devant la cour d’Évry avec plus de deux ans de préventive derrière lui. »

La famille de Clément a fait appel à Me Money après sa garde à vue. « Lorsque j’arrive, il a déjà eu à connaître l’oppression policière. Lui ne cache pas son appartenance à cette bande, il en est même fier, comme on peut l’être à son âge. Il ne prend pas la mesure de la situation et fait une déclaration fracassante puisqu’il livre sa vision peu angélique des forces de l’ordre et avoue avoir lancé des cailloux sur la voiture de police. C’est son erreur fatale. »

L’essentiel du dossier ne tient que sur du déclaratif.

Me Money n’est pas convaincu par les éléments de preuves apportés par l’enquête : « L’essentiel du dossier ne tient que sur du déclaratif. » Or ce sont toutes ces déclarations et la véracité de leur retranscription qui sont remises en cause lors du procès de 2021. En première instance, une vidéo est diffusée, faisant réaliser aux avocats l’ampleur du fossé entre l’audition de François, « le fameux accusateur », et ses retranscriptions. « On constate les mensonges ! Il n’y a pas vraiment d’accusation des témoins. Ça paraît à l’écran. Ça fait froid dans le dos, il faut le voir pour le croire ! » s’exclame Me Money, marqué encore aujourd’hui. « Du côté de la défense, nous sommes tous outrés ! Mais le pire, c’est qu’il semble que nous soyons les seuls à être choqués dans la salle… »

En appel, Me Petipermon, le nouvel avocat qui reprend la défense de Clément, s’étonne des conditions de garde à vue de son client : sa première audition, le 17 janvier à 6 h 35 avec un officier de police judiciaire (OPJ), est filmée. Elle dure près de dix heures. La seconde, qui a lieu le lendemain, avec le même OPJ, n’est pas filmée en raison d’un incident technique_. « C’est pendant la troisième, le soir du 18 janvier, qu’il dit avoir jeté des pierres. Et une dernière audition est réalisée le 19 janvier à 17 h 25. Comment savoir si, dans la pression ambiante, Clément n’a pas préféré donner une version ubuesque pour s’assurer qu’il sortira de garde à vue ? »_ L’avocat tient à recontextualiser cette affaire : « Il y avait déjà eu deux attaques antérieures les semaines précédentes de la caméra de surveillance que les policiers étaient chargés d’observer ce jour-là. L’attaque des jeunes aurait été dans leur droit fil. Or Clément n’aurait jamais participé à ces attaques. »

Observant avec recul les multiples réactions au verdict, Me Money, le premier avocat de Clément, revient sur les charges qui pèsent sur son client : « C’est l’infraction la plus haute en première instance : la tentative d’homicide avec préméditation sur personne dépositaire de l’autorité publique. Je ne nie pas l’horreur des faits. Mais je reste convaincu que personne n’avait prémédité de tuer qui que ce soit ce jour-là… » Me Petipermon abonde en ce sens : « Je crois que l’émotion qui accompagne cette affaire a pu justifier qu’il faille retenir cette qualification… Mais, si l’on retient qu’il y aurait un lien entre cette affaire et les précédentes attaques contre la caméra, alors le mobile est même très différent : il est d’effrayer, pas de tuer. »

Samedi 17 avril 2021,Clément est à nouveau condamné, à dix-huit ans de prison cette fois (contre vingt ans en première instance). Son avocat s’est pourvu en cassation. Au total, trois des cinq condamnés ont déposé un pourvoi en cassation. L’IGPN et la Défenseure des Droits ont été saisies par la défense, notamment par Me Frank Berton. Le 21 avril, après les premières révélations sur les erreurs judiciaires de l’enquête, le directeur général de la police nationale apportait son soutien aux enquêteurs mis en cause par la défense : «Je les soutiens de toutes mes forces quoi qu’il arrive et quoi qu’on dise. Je les défends et je les défendrai. »

  • Le prénom a été modifié.

(1) Les interrogatoires doivent être filmés si les personnes sont placées en garde à vue pour crime (articles 64-1 et 116-1 du code de procédure pénale), d’autant que certains suspects étaient mineurs au moment des faits.