Sandrine Rousseau : « L’écoféminisme, c’est le refus de la prédation »

Sandrine Rousseau entend incarner à EELV une radicalité environnementale, une transformation de la démocratie et un nouveau contrat social dans la course à la présidentielle.

Barnabé Binctin  • 5 mai 2021 abonné·es
Sandrine Rousseau : « L’écoféminisme, c’est le refus de la prédation »
Sandrine Rousseau dénonce la logique du « prendre, utiliser, jeter »
© JOEL SAGET/ AFP

Après l’affaire Baupin (1), Sandrine Rousseau s’est retirée de la vie politique pendant trois ans. Depuis quelques mois, l’ex-porte-parole d’EELV effectue son retour, avec en ligne de mire la primaire verte en septembre, à laquelle elle est candidate, puis peut-être l’élection présidentielle de 2022. Avec l’ambition, notamment, d’y défendre la pensée puissante et radicale de l’écoféminisme.

Vous êtes la toute première candidate, en politique française, à vous revendiquer officiellement de l’écoféminisme. Pourquoi ce mot d’ordre ?

Sandrine Rousseau : Longtemps, j’ai été féministe et écologiste, mais je menais ces deux combats de manière séparée, sans faire la jonction. Or ce qui les réunit est pourtant fondamental : c’est le refus de la prédation. La prédation dans notre rapport à l’autre en tant qu’humain, et tout particulièrement aux femmes ou aux personnes racisées – et, de manière plus générale, aux personnes vulnérables. Mais aussi la prédation à l’égard de la terre, de la nature, des ressources.

Cette logique de prédation est au fondement de notre société, c’est le cœur même de notre processus de création de richesses. C’est ce qu’illustre très bien le mouvement des enclosures, qu’on présente souvent comme le point de départ de notre système capitaliste : il y a l’appropriation sauvage de la terre, qui n’est plus dès lors un bien commun, mais devient un bien privé au profit des plus riches, dont découle ensuite une forte répression des femmes, qui sont justement celles qui utilisaient le plus ces communs et qui ont lutté contre cet accaparement. C’est là que s’est noué le mouvement des sorcières, comme le raconte la philosophe Silvia Federici, lorsqu’on brûlait les femmes qui résistaient, qu’on va ensuite chercher à domestiquer, à enfermer. C’est une espèce de péché originel du capitalisme, qu’on ne peut pas passer sous silence si on veut vraiment faire évoluer notre société.

L’écoféminisme m’a permis de comprendre tout cela, comme si cela assemblait tous les morceaux d’un puzzle pour en faire une base cohérente et solide.

Pour dénoncer ce rapport au monde, aujourd’hui, vous avez formé un triptyque : « prendre, utiliser, jeter ». Expliquez-nous.

Prendre sans consentement ni respect : cela vaut pour la nature comme pour le corps des femmes ou des discriminés. Utiliser, voire salir, à son propre profit : derrière la domination, il y a un esprit très utilitariste, on instrumentalise beaucoup les autres. C’est exactement ce qui se joue quand on demande à des populations vulnérables de faire deux heures de trajet quotidien pour exercer un petit boulot de quelques heures : on utilise leur corps, tout simplement. Et jeter aussitôt, avec cette dimension de jouissance immédiate et périssable : à partir du moment où cela a servi, cela ne vaut plus rien.

Cette logique du « prendre, utiliser, jeter » est extrêmement forte dans notre système économique et social, et on ne peut pas imaginer de transition écologique et sociale de grande ampleur sans déconstruire cela. C’est ainsi que je définis l’écoféminisme, finalement, comme un combat contre toute forme d’exploitation et d’instrumentalisation de l’autre à son profit.

À ce sujet, les réunions non mixtes, qui ont tant fait polémique ces derniers temps, sont un principe cher à l’écoféminisme. Comment vous positionnez-vous dans ce débat ?

Interdire la non-mixité, c’est interdire une prise de parole libre de personnes qui se sentent discriminées. À ce titre, c’est donc profondément un instrument de contrôle des minorités. C’est une façon, pour les dominants et ceux-là mêmes qui discriminent, d’imposer une prétendue « bonne » ou « mauvaise » manière de lutter pour ses droits. Je trouve qu’on ne s’interroge pas assez sur la légitimité de ceux qui polémiquent là-dessus…

Il faut prendre ces réunions pour ce que c’est – une lutte. Il est donc évident que les personnes qu’elles visent n’en sont pas complètement ravies, c’est l’essence même de ces luttes !

L’écoféminisme a connu récemment un vrai regain d’intérêt au sein des mouvements sociaux, même si cette pensée hérite d’une histoire bien plus longue, encore partiellement méconnue. Qu’est-ce qui vous y a amenée, de votre côté ? Quel a été le déclic ?

Cette logique de prédation m’est apparue évidente lorsque j’en ai fait l’expérience à mon détriment – ou plutôt à partir du moment où je l’ai dénoncée et où il m’a fallu essayer de comprendre ce qu’il s’était passé. C’est d’ailleurs ce dont témoignent la plupart des femmes qui dénoncent des violences sexuelles : d’abord on subit, ensuite on essaye de tenir, on trouve des parades et des modes de défense, et puis, à un moment donné, il faut poser le truc sur la table pour essayer de s’en débarrasser – ou tout du moins pour essayer de mieux vivre avec, à une place raisonnable dans sa vie. L’affaire Baupin a produit chez moi un mouvement de remise en cause très puissant, très douloureux aussi : je ne comprenais plus le monde, ni ma famille politique, mon militantisme, ni, à certains moments, l’idée même d’écologie… Il m’a fallu déconstruire beaucoup de choses pour tenter de me reconstruire une base plus solide. En l’occurrence, il y a un livre que je considère aujourd’hui comme ma bible, c’est celui que Vandana Shiva a écrit avec Maria Mies, Écoféminisme [L’Harmattan, 1999], qui est lumineux et m’a beaucoup aidée à assembler le puzzle.

L’affaire Baupin vous a aussi conduite à vous retirer complètement de la politique pendant trois ans.

Les mois qui ont suivi ont été d’une dureté inouïe. Un phénomène de backlash [« contrecoup », en anglais] s’est installé – il ne faut pas oublier que le mouvement MeToo -n’existait pas encore. On pouvait le ressentir dans nombre de petits rapports personnels : des hommes refusaient de nous faire la bise ou de prendre l’ascenseur avec nous, au motif qu’ils ne savaient pas ce qu’on dirait après… Autrement dit, ils imaginaient qu’on pouvait raconter n’importe quoi. C’est extrêmement violent, et nous l’avons toutes vécu (2). Dans le même temps, j’ai vu mon propre parti confier toutes les positions régaliennes à des hommes lors d’un congrès qui s’est tenu seulement quelques semaines après l’affaire Baupin – et depuis, d’ailleurs, j’ai l’impression que l’écologie politique n’est portée que par des hommes. Dans ma tête, ça a été un signal d’alerte, je me suis dit que ce n’était pas normal, d’autant qu’on a découvert ensuite, avec l’enquête, qu’il existait des faits depuis 1998… Que s’est-il passé pour que tout ça puisse arriver dans un parti qui se revendique féministe ? J’ai donc eu besoin de prendre de la distance, de « poser un genou à terre » en quelque sorte.

Qu’est-ce qui vous a incitée à revenir ?

Je n’ai jamais cessé de militer, grâce à l’association En Parler (3), avec laquelle j’ai beaucoup appris et qui m’a permis de tisser des liens solides. Aujourd’hui, je me sens bien plus forte. Depuis, d’autres femmes ont parlé et m’ont aussi donné envie de continuer le combat. Je suis une femme politique et, d’une certaine façon, j’ai cette responsabilité de réinvestir l’arène politique. Tout au long de cette phase de reconstruction, j’ai toujours pensé qu’il ne fallait pas abandonner cet espace, au risque sinon de me sentir en dissonance cognitive : je dirais alors aux femmes victimes de violence qu’il faut « parler en confiance », et en même temps j’enverrais le signal qu’en les dénonçant elles perdraient tout…

Revenir en politique, c’est donc affirmer qu’on ne pourra pas faire sans les femmes qui ont parlé. Qu’on ne pourra pas faire sans ce -combat-là, parce que c’est un mouvement social de fond, planétaire, inédit par son ampleur et sa spontanéité. Et je ne voulais pas revenir à une place marginale, en faisant semblant ou en demandant l’aumône. C’est pourquoi je suis candidate à la présidentielle.

Auparavant, il y a l’étape des primaires : celle d’EELV est prévue en septembre, tandis que « 2022 ou jamais » tente également d’en organiser une, en octobre. Laquelle privilégiez-vous ?

Les deux ! Il faut qu’on désigne le ou la porte-voix du pôle écologiste, et ensuite qu’on participe à une grande primaire avec Jean-Luc Mélenchon et Anne Hidalgo – cela n’a aucun sens d’y aller à trois ou quatre de notre côté. Aujourd’hui, compte tenu de la situation, la priorité absolue est de recréer un espoir à gauche pour gagner la présidentielle. Et cela suppose de faire alliance : on voit bien les attentes de notre électorat pour cela. Il faut donc que notre ambition, ce soit l’union, quitte à ne pas en avoir la tête ! Il n’y a qu’ainsi qu’on parviendra à décrisper chacune de nos organisations. Et c’est aussi pour cela que je soutiens le processus de « 2022 ou jamais », parce qu’il nous permet de faire entrer les citoyens dans le jeu. On a besoin d’eux, on ne gagnera rien tout seuls, ni en faisant de la politique comme les gens la détestent, en faisant des accords et en se partageant les postes sur un coin de table…

Sur quoi comptez-vous faire campagne, dans ces prochains mois ?

Autour de trois grands axes : une radicalité environnementale, une transformation de la démocratie et un nouveau contrat social. On en a absolument besoin. Le Covid fait rejaillir les inégalités de façon criante, il faut pouvoir proposer des solutions à toutes ces personnes qui sont dans l’angoisse de ce qui va leur arriver demain.

L’écologie doit s’intéresser à la vie quotidienne des gens, qui n’entreront pas dans des considérations environnementales tant qu’ils se sentiront en danger dans leur vie personnelle. Or il est vrai que la transition écologique va ébranler des secteurs, dans lesquels il y aura des pertes d’emploi. Il me paraît donc essentiel de sécuriser des parcours. Je défends notamment un droit à la formation professionnelle plus juste qu’il ne l’est actuellement – aujourd’hui, si vous arrêtez vos études à 18 ans, non seulement vous avez des emplois plutôt précaires, mais, de surcroît, vos possibilités de formation professionnelle sont très limitées. À 35 ou 40 ans, si vous commencez à avoir mal au dos parce que votre emploi est trop pénible, si votre secteur est en danger ou si, plus simplement, vous désirez changer de métier, vous devez avoir le droit et la possibilité de reprendre des études.

C’est une mesure importante car elle permet de rassurer chacun sur son évolution professionnelle, tout en assurant une vraie égalité d’accès à l’éducation. Cela permet aussi de ramener le débat politique sur tout ce qui constitue nos valeurs – la solidarité, l’inclusion, l’égalité, la protection de l’environnement, le respect, l’éducation. C’est l’enjeu absolu de la présidentielle 2022 : faire campagne sur nos valeurs.

(1) Après la plainte portée contre ses accusatrices pour dénonciation calomnieuse de faits d’agressions et de harcèlement sexuels, Denis Baupin, ancien vice-président de l’Assemblée nationale, a été condamné, le 19 avril 2019, pour « abus de constitution de partie civile ».

(2) Quatre femmes ont porté plainte contre Denis Baupin.

(3) À la suite de l’affaire Baupin, Sandrine Rousseau a fondé l’association En Parler, qui promeut l’entraide entre victimes de violences sexuelles.