De l’éthique dans les valises

Le secteur du voyage responsable s’étend mais reste réservé aux classes favorisées, faute d’une politique publique.

Sarah Dumeau  • 7 juillet 2021 abonné·es
De l’éthique dans les valises
L’été dernier en France, les séjours en pleine nature ont été plébiscités.
© Philippe Roy/Philippe Roy/Aurimages/AFP

Faire du tai-chi au bord du lac Titicaca, dans un lieu préservé du tourisme de masse. Prendre le temps de randonner dans le village de Chinchero, au Pérou, et découvrir des ruines incas. Voir le Machu Picchu hors des sentiers battus. Et, pour quelques centaines d’euros de plus, passer quatre jours à partager les traditions des habitants de Patapampa, un village péruvien perché à plus de 4 800 mètres d’altitude.

Ce séjour est proposé par Terres des Andes, une agence de voyages spécialisée dans le tourisme éthique, appelé aussi tourisme écoresponsable ou solidaire. Soit une façon de voyager qui cherche à respecter les enjeux du développement local – en réinvestissant par exemple une partie du prix du séjour dans le financement de projets locaux – et du développement durable, en privilégiant notamment des moyens de transport peu polluants et en n’utilisant l’avion que pour de longs séjours. Mais c’est aussi « un éloge de la lenteur, la possibilité de prendre son temps et de permettre aux gens de se découvrir eux-mêmes », assure Caroline Mignon, directrice de l’Association pour le tourisme équitable et solidaire (Ates).

Un voyage aux mille vertus qui a un coût : 3 290 euros pour quinze jours au Pérou, billets d’avion compris. Ou 845 euros pour cinq jours de randonnée en Alsace. Malgré ces tarifs élevés, le tourisme éthique intéresse de plus en plus de voyageurs écœurés par le tourisme de masse. S’il n’existe pas à ce jour d’étude officielle mandatée par l’Insee ou le gouvernement, une étude d’avril 2021, réalisée par l’institut d’études marketing et de sondages d’opinion Harris Interactive, montre que la moitié des personnes sondées sont intéressées par un voyage -écoresponsable. Et 72 % déclarent prendre davantage en compte l’impact environnemental de leurs voyages. « Aujourd’hui, les gens appliquent les mêmes règles à leur consommation classique et à leur consommation touristique », analyse Caroline Mignon.

Les entreprises du secteur sont conscientes d’avoir bénéficié d’un « effet covid », puisque ce sont les vacances en France qui ont été privilégiées l’été dernier. Les séjours en pleine nature ont été particulièrement plébiscités. L’Ates propose par exemple un voyage à vélo, à travers la Dolce Via, en Ardèche, et la ViaRhôna. Après avoir rejoint les collines ardéchoises en train à vapeur, les vacanciers longent le Rhône pour pénétrer progressivement en Provence et s’émerveiller de la vue sur les vignobles, les champs de lavande, les châteaux et les villages… Le séjour inclut des hébergements dans une cabane, pour 450 euros les huit jours.

L’entreprise -Vaovert, sorte d’Airbnb qui réunit des hébergeurs éthiques en France, a vu son nombre de réservations tripler entre 2020 et 2021. Le site propose par exemple de passer une nuit (210 euros) au Domaine de Garat, à Floirac, dans la banlieue bordelaise, où les visiteurs peuvent profiter d’un grand parc composé d’arbres classés, découvrir le jardin potager ou observer des plantes médicinales cultivées par les hôtes.

Il est trop tôt, néanmoins, pour parler d’essor du tourisme éthique, explique Bertrand Réau, professeur de sociologie au Cnam, titulaire de la chaire « Tourisme, voyage, loisirs ». « On voit qu’il y a des tendances et des sensibilisations croissantes aux questions de protection de l’environnement mais, de là à en faire un passage à l’acte, ça va prendre du temps », prévient-il.

Une tendance éphémère ?

Avec la réouverture des frontières, les nouveaux adeptes du voyage éthique ne risquent-ils pas de troquer les randonnées au bord des côtes bretonnes contre un week-end à Barcelone, vu le prix des billets d’avion low cost ? « Je ne pense pas que cette tendance soit éphémère, répond Caroline Mignon. Les deux [voyage éthique en France et voyage à l’étranger] peuvent cohabiter à partir du moment où l’on se demande chez qui on va, comment on choisit son hébergement et comment on consomme sur place. » Pour la directrice de l’Ates, il faut repenser notre manière de voyager à l’étranger. « Moins mais mieux » : bannir le week-end à Barcelone ou à New York et privilégier des séjours plus longs en faisant le choix de prestataires locaux. Mais la tendance sera-t-elle durable ? « On ne sait pas encore si cette attitude se substituera à d’autres pratiques », prévient Bertrand Réau. D’autant plus que le tourisme éthique reste le choix de quelques privilégiés.

« Aujourd’hui, ces façons de voyager restent minoritaires et assez distinctives », note le sociologue. Caroline Mignon admet quant à elle que les clients sont surtout des personnes de plus de 55 ans, « conscientisées », aux démarches de consommation responsables. Le prix très élevé des séjours contribue à exclure les classes moins aisées. Bertrand Réau avance un autre argument : « Tout le monde n’a pas la même notion du “bon tourisme”. C’est la socialisation culturelle qui définit ce que l’on considère comme du bon tourisme. » Ce n’est pas nouveau. Le tourisme a toujours été un outil de différenciation sociale, rappelle le chercheur : « C’est un moyen de mettre à distance les autres groupes sociaux : il y a toujours cette différenciation avec le “mauvais touriste” qui s’opère à partir d’une position sociale spécifique. »

Un business

Le risque, c’est qu’avec la multiplication des offres le tourisme éthique devienne un business comme les autres, avec un impact limité sur le développement local. Exemple : le volontourisme, une forme de voyage où les touristes viennent aussi participer à un projet humanitaire tel que la construction d’un puits ou faire de l’animation dans un orphelinat. Une pratique que dénonce Caroline Mignon : « Ces structures-là surfent sur la vague “j’ai envie de faire une bonne action pendant mon voyage”, mais ça ne sert pas à grand-chose de faire une mission humanitaire pendant une semaine. En outre, ça rend les populations dépendantes du fait qu’il y ait des touristes ou non, parce qu’on ne forme pas des gens dans le pays pour faire ce travail-là. »

Pour lutter contre ces dérives, plusieurs acteurs ont mis en place des labels pour certifier que les séjours répondent à des critères éthiques. C’est le cas de l’Ates, qui évalue les structures avec plus de 50 critères sur la gouvernance interne, le recours à des prestataires locaux, le fait que les hébergements soient tenus par des habitant·es, etc. L’entreprise Vaovert a aussi son propre label. Mais tous ces outils ont été créés par des acteurs du secteur. Il n’existe pas de label officiel instauré par l’État ou un acteur extérieur.

Pourtant, la ville de Paris veut miser sur le tourisme éthique : des Assises du tourisme durable se sont tenues le 1er juillet, pour marquer la volonté de la capitale de réorienter son image et de modeler l’impact environnemental du tourisme parisien. Cela pourrait passer par le développement d’un tourisme rural en Île-de-France : « Les Franciliens aisés peuvent devenir de bons clients : les gîtes, sites périphériques et parcs animaliers fonctionnent très bien », assure Stéphane Durand, associé au cabinet Voltere by Egis, qui a mené un diagnostic préparatoire au nouveau schéma régional du tourisme (1).

La nomination par Anne Hidalgo de Jean-François Rial, opposant au tourisme de masse, à la tête de l’office du tourisme de Paris s’inscrit dans la même démarche. Pour réduire l’empreinte environnementale du tourisme parisien, la ville entend renforcer les contrôles sur les cars de touristes étrangers, soupçonnés de ne pas respecter les normes environnementales, bannir les véhicules diesel d’ici à 2024 ou favoriser le transport fluvial sur la Seine. Des petits pas, quand on sait que les voyages en avion sont responsables de 53 % des émissions de gaz à effet de serre générées chaque année par le tourisme français, selon un rapport de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe).

En France, le tourisme est un pilier de l’économie : il représentait 7,4 % du PIB en 2018. Mais Bertrand Réau regrette qu’il n’y ait pas une volonté politique de transformer le tourisme en pratique durable : « Si on veut changer vraiment les comportements, cela passe par la socialisation, par un travail auprès des enfants et par une politique publique générale du temps libre. » Des enjeux qui mériteraient, selon lui, d’être à l’agenda politique.

(1) lemonde.fr, 18 juin 2021.

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