Sous nos pieds, notre histoire

Pourquoi ne s’intéresse-t-on pas au destin des pieds des exilé·es ? Se préoccupe-t-on d’ailleurs de l’hygiène et de la santé de nos pieds, qui nous supportent tout au long de la journée ?

Lynda Sifer-Rivière  • 21 juillet 2021
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Sous nos pieds, notre histoire
© Bastien Dubois

Faut-il attendre d’avoir perdu la capacité d’assurer seuls nos soins d’hygiène pour bénéficier du suivi des recommandations émises par la Haute Autorité de santé ? La question a pourtant été à la mode au cours du XIXe et, avec le célèbre tableau Le Pédicure réalisé par Edgar Degas en 1873, se donnent à voir ces soins du corps exercés par de nouveaux spécialistes. Des soins de moins en moins réservés aux femmes les plus aisées et à l’espace privé, caché, invisible.

Dans le registre sérieux, à ses débuts, la pédicurie-podologie intéresse surtout la littérature de santé publique et de médecine ; dans le registre futile, aujourd’hui, elle est souvent au centre de bavardages sur l’onglerie et le vernis semi-permanent ; dans le registre sportif ou de rééducation fonctionnelle, elle pose le problème des soins non remboursés et, par conséquent, de l’inégalité d’accès à un podologue-pédicure.

Les pieds des exilé·es, quant à eux, ne sont pas prétexte aux papotages ni ne figurent dans la littérature scientifique et médicale. Ces pieds luttent et rendent possible l’espoir d’un asile, d’une protection. Au cours de plusieurs distributions hebdomadaires d’un collectif de citoyen·nes place de Stalingrad, à Paris, j’ai rencontré les pieds boursoufflés et gonflés de Zoha, le sang et le pus dessinant des excroissances sur les orteils d’Ahmad, les ongles verts ou jaunes de Ghulam. Plus tard, j’ai assisté aux gesticulations d’Asim pour se déchausser, bouche serrée, puis mettre en boule la nouvelle paire de chaussettes que nous venions de distribuer. Il formait un petit coussin entre ses orteils et le bout de ses chaussures taille 44, alors qu’il fait un 41. La vision et l’odeur de ces pieds meurtris donnaient la nausée.

Les pieds des exilé·es ne sont pas prétexte aux papotages ni ne figurent dans la littérature scientifique et médicale.

Avancer, avancer, continuer d’avancer… Dormir avec des baskets trop petites ou bien trop grandes, été comme hiver, ou s’en servir d’oreiller, pour ne pas risquer de se les faire voler et de devoir continuer son trajet pieds nus. Jusqu’au jour où les exilé·es s’émerveillent, au cours d’une distribution, à la vue d’une chaussette ou d’une basket neuve, d’alcool, d’un Doliprane, d’un coupe-ongles ! Coupe-ongles ensuite échangé entre compagnes ou compagnons de chambre dans un centre d’hébergement d’urgence. De pied en pied, par solidarité, mais dans un impossible respect des règles d’hygiène.

Plus tard, au cours d’une aide à la rédaction d’un récit d’asile, je découvrais encore les cicatrices causées par des barbelés sous la voûte plantaire de Farnazeh, qui boitait en raison de multiples fractures d’orteils jamais soignées. Personne ne s’était donc préoccupé de ses pieds déformés ? Avec d’autres, je poursuivais mon voyage dans les hyperkératoses (les cors, les durillons, les callosités), les hallux valgus… J’accompagnais Assita, enceinte de six mois et diabétique pour d’importantes lésions à ses pieds, fréquentes et graves complications du diabète. Aucune tête bien remplie n’avait donc songé à s’y intéresser ?

Les pieds des exilé·es racontent leur histoire et leur santé : leur départ contraint, les pays traversés, jusqu’à leur arrivée en France. Il est vrai qu’alors les prises d’empreinte digitale ne passent pas par les pieds, sans quoi les agents de la préfecture et de l’Office français de l’immigration et de l’intégration seraient à leur tour les témoins hébétés de leur état de santé et de leur vulnérabilité. Les pieds des exilé·es sont confinés dans leurs baskets usées !

Société
Publié dans le dossier
Nos corps en bataille
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